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jeanlouissous

"Vous avez dit réel?" II

Dernière mise à jour : 29 oct. 2022


Triple, trois ou troisième ?


Donc, il s’agit pour moi de savoir si je ne sais pas ce que je dis comme vrai. C’est à chacun de ceux qui sont ici de me dire comment il l’entend. Après tout, il n’est pas sûr que ce que je dise du réel soit plus vrai que de parler à tort et à travers.


J. Lacan, Le sinthome, séance du 13 avril 1976.



Préalable


Nous avons sûrement tendance à nous gargariser de ce terme de « réel », d’user et abuser de cette notion à tire-larigot, au risque d’en être saoulé. Ainsi que le recommande Pascal Quignard, à propos de la lecture d’un texte, il s’agira d’abluer, de passer au tamis alluvions et sédimentations qui se sont accumulées, contaminées tout au long de l’enseignement lacanien marqué par une grande extension de variants. Il y a souvent, chez Lacan, un effet d’empilement des couches successives d’un concept, provenant de la superposition des époques et du contexte où se déplient les développements. Façon de se régler sur une époché, une suspension de signifiés trop coagulés. On est souvent enclin à donner une caution à ses énoncés sans retenir, aussi, l’énonciation sinueuse et fort précautionneuse de ce qu’il invente progressivement. Préjugés et par voie de conséquence, préjudices, peuvent venir parasiter et obérer ses modes d’emploi. Et d’abord, trois questions préjudicielles peuvent être retenues pour aborder cette problématique:

1/ Peut-on se laisser embarquer par ce que Jacques Lacan nomme son symptôme (même s’il en fait, au deuxième degré, une invention) sans interroger cette solution et cette réponse symptomatiques, examiner comment se font le chiffrage de ce « réel », la fabrique et les variantes de ses écritures? Sinon, la transmission de la psychanalyse ne serait que séquelles et effets symptomatiques des conceptions de l’Autre.


2/ L’usage de la notion de « réel » conserve bien des zones grises. Ce terme (en vient-on à bout?) a été, pour le moins, l’objet de multiples acceptions ou variations qui rendent difficile de considérer comme homogène, univoque, sa définition. Peut-être pourrait-on avancer, comme constance, retenir comme leitmotiv, le fait que cette catégorisation du réel relève (sous divers registres) d’une résistance à une totale symbolisation, participe d’un inassimilable résiduel. Je citerai quelques modulations de cette thématique sans m’attarder sur leur contextualisation, leur développement, puisque ce n’est pas l’objet de mon étude qui portera , essentiellement, sur le passage du réel à une écriture nodale et aux effets de cette nodalité.

- le réel, c’est ce qui revient toujours à la même place. Cette formulation marque l’insistance sur le retour de l’inexorable, la répétition de l’inéluctable. C’est ce qui se met en croix ou en travers (ça ne cesse de foirer » et par là même, ce « ça » fait le lit de la clinique. Cette formulation se double de l’aphorisme: le réel, c’est l’impossible, qui met plutôt l’accent sur le caractère hyperbolique de sa saisie qui donne à son concept une ou des lignes d’erre ou de fuite. La connaissance scientifique suit la courbe de cette asymptote, à la recherche des énigmes de la création, d’une origine qui se dérobe à notre entendement, dans l’approche sans cesse renouvelée de ces mondes infiniment petits ou grands, extrêmement proches ou lointains qui, nous échappant, appellent ainsi à leur déchiffrage par de nouvelles écritures.

- le réel peut se manifester dans le rêve, soit sous forme de rencontre manquée (on retrouve le thème récurrent du ratage) ou encore de point de butée sur l’exclusion de notre origine (Urverdrängt, refoulé originel, limite du symbolique) comme stigmate ombilical d’un noeud de pensées (ombilic du rêve), traces-cicatrices qui ne peuvent être totalement épuisées, connues et reconnues (Unerkannte). On ne choisit pas sa parenté, notre inscription dans l’Autre, on naît dans l’insu d’une filiation, dans l’opacité de leur désir d’enfant et de la place qu’on a pu représenter pour eux).


- De substantif, le réel peut se faire adjectif, en qualifiant notamment le père de «réel» est tant que Grand Fouteur devant l’Éternel , il besogne la mère. Expression qui ne présente pas la légèreté de la bagatelle mais exprime par là-même le travail qu’aurait cet homme pour susciter le désir d’une femme vers lui et qui, ainsi, castre symboliquement l’enfant par l’interdit incestueux. Cette qualification de réel garde une part d’incommensurable, voilant pudiquement l’opacité de cette mise en jeu sexuelle, dans ce qui s’est passé réellement dans cette conception.


- Ce réel peut aussi revenir dans la réalité, en tant que rejeté, sous une forme hallucinatoire (visuelle, auditive, olfactive) qui se démarque de l’idée d’une fausse perception. Ce retour peut se faire également sous les auspices de la faute, Lacan jouant sur l’assonance de ce mot avec le latin reus signifiant « coupable ». Ce sentiment, cette sensation de réalité n’est pas donné par un organe des sens mais par l’orientation des pulsions (scopique, invoquante, anale ou orale) qui colorent, font entendre et voir cette réalité. La réalité s’aborde, se borde ou se saborde avec ces modalités du plus-de-jouir. Il peut également faire retour dans le corps (son image, ses organes ou ses orifices) sous la forme d’une perforation psychosomatique.


On peut remarquer que toutes ces occurrences parlent d’un réel, isolé, détaché comme registre, correspondant à cette période où Lacan a discriminé nettement, voire hiérarchiquement, les catégories imaginaire/symbolique/réel : primauté accordée au symbolique (miam, miam) comme dégagement d’une relation imaginaire (caca) captivante, leurrante, vexatoire, transitiviste ou sensitive. Façon de distinguer la connaissance paranoïaque du moi et le battement du sujet.

3/ Mais, dès lors que la trouvaille de l’écriture borroméenne, entraîne une prime ôtée à la pré-valence d’un quelconque registre par rapport à un autre, (en raison de la propriété d’équivalence) se repose la question de savoir comment la mise en jeu du réel entre dans le retentissement ou la vibration de ces cordes nodales, autour de ces divers trous, en tant que nouage et non, comme précédemment, fermé sur lui-même. Serait-il encore une catégorie troisième? Ou plutôt, serait-il lié du fait que le couplage Imaginaire/Symbolique, en tant que deux, ne donnerait jamais lieu à une congruence totale, un recouvrement parfait dans une bi-univocité sans reste et que donc, il laisserait à désirer par l’incomplétude d’un trois? Ou enfin, ce réel écrirait-t-il par sa mise à plat, la triplicité du noeud pris dans son effet de nodalité généralisée? L’aporie pourrait venir du fait qu’il serait à la fois une dimension du noeud (trois) et en même temps la caractéristique même du noeud tout entier.


Du non-rapport




Le pas suivant consistera à faire équivaloir le « deux » des deux consistances (Imaginaire/Symbolique) à un rapport de couplage entre être sexués qui ne saurait écrire un rapport. Il sera « troisé » par le trois du réel qui en marque l’achoppement. La catégorie de l’impossible passe à la mise en jeu sexuelle, dans son rapport au phallus, à l'objet a pulsionnel (regard, voix, oralité, analité) et à i(a), l'image de l'autre. Ainsi, le réel ne peut être appréhendé, isolément, comme de l’ordre d’un rajout, sous un registre ordinal (il chiffrerait une troisième dimension) mais comme un nombre cardinal, inhérent, intrinsèquement, à l’impasse d’un couple voulant faire deux en Un, dans une relation unificatrice de parité. Un partitif (du trois) qui réglerait autrement la bi-partition sexuée. Il n’y a pas de réciprocité de passage d’une consistance dans le trou que lui offre l’autre. Voici comment Lacan énonce, topologiquement, cette disparité et insiste pour figurer le rapport des sexes, dans un effet de nodalité:


C’est que ce trois du réel les noue expressément de ce qu’ils ne soient pas noués. [...] c'est de ce qu'ils ne soient pas noués qu'ils se nouent.


Alors, « deux » ne nous serait pas donné à partir du Un mais dans le nouage des trois dimensions. Le « deux » choit plutôt du « trois ». Effet de chute dans les enchères, le contrat envisagé et les cartes jouées. La Carte du Tendre est revisitée. En reprenant cette métaphore du jeu de bridge, c’est le réel qui fait pont et répond de cette problématique correspondance.

Lacan traite aussi le sérieux de cette question sous la forme du trait d’esprit. Reprenant la traduction burlesque d’un vers de Virgile par André Gide, et spéculant sur ce non-sens, jouant sur l’homophonie deus/Dieu il en détourne malicieusement le sens: « Numero deus impare gaudet » (le nombre impair réjouit la divinité) se voit traduit par: « le numéro deux se réjouit d’être impair ». Dans cette inédite translittération, demeure toujours, invariant, le verbe « se réjouir ». Alors, de quelle réjouissance, jouissance, voire « joie » s’agirait-il, au regard de la formule plutôt négative, du « il n’ y a pas de rapport sexuel »? Y aurait une jouissance qui ne conviendrait pas au rapport? Cette négativité dont l’énoncé s’appuie sur la binarité d’une dichotomie est-elle tenable si on la met en rapport avec le « trois » du réel? Lacan n’est pas sans en apercevoir la difficulté:


J‘essaye de vous donner un bout de réel, à propos de ce que dans la peau de quoi nous sommes, à savoir la peau de cette histoire incroyable qu’est l’espèce humaine et je vous dis qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Mais c’est de la broderie. C’est de la broderie parce que ça participe du oui ou du non. Du moment que je dis: « il n’y a pas », c’est très suspect . C’est suspect de n’être vraiment pas un bout de réel. Le stigmate du réel, c’est de se relier à rien.

On peut remarquer que l’expression « bout de réel » (Lacan parle aussi de trognon) en rabat sérieusement sur une saisie totalisante de cette entité. Border ce réel n’est qu’une extrême limite à son appréhension. Certes, on se cogne contre ce réel mais lui-aussi rencontre le heurt des deux autres dimensions:


À sister hors de l’imaginaire et du symbolique , le réel cogne, il joue tout spécialement dans quelque chose qui est de l’ordre de la limitation. À partir du moment où il est borroméennement noué à eux, les deux autres lui résistent. C’est dire que le réel n’a d’ex-sistence qu’à rencontrer du symbolique et de l’imaginaire, l’arrêt.

Si le réel comme tiers nous délie de liens conjugalisés, ce rien auquel, paradoxalement, il se relierait encore, ne serait pas de l’ordre d’un ratage ou d’un insuccès (ce serait encore le coupler, binairement, à l’antonyme d’une réussite) mais plutôt d’une perte de garantie, une économie gratuite (l’affirmation du gai savoir de l’ inconvenance) une dépense qui ne spéculerait pas sur ce qui octroierait un rapport ou permettrait de l’obtenir. Ce réel serai l’insu que sait l’incommensurable (qui ne semble pas pouvoir équivaloir à un trou de sens), qui sait qu’il existe une bévue de l’Un. Sinon, cette logique binaire resterait prise dans la nostalgie du Un: il n’y aurait pas de rapport au regard d’un Un inaccessible ou d’une bi-partition bien établie (à chaque Un… sa chaque Une). Cette lacune pourrait susciter une lamentation tournant encore autour d’une référence à un grand Autre (une religiosité qui maintient un lien) autour de l’orbite maléfique de ce « Dieur » qui a nommé les choses, de ce Dieu retors, comme nous l’indique Lacan, renommant, lui, de son côté, très ironiquement, le nom de Dieu:


Dieu n’est rien d’autre que ce qui fait qu’à partir du langage, il ne saurait s’établir de rapports entre sexués.


Alors, pour rester dans l’erre d’une métaphore biblique, cette faute de noeud qui ferait toujours sinthome (le sinn, en langue anglaise, signifiant péché) serait-elle triplicité infernale ou felix culpa, possible dégagement , expulsion, dépôt de tout couplage leurrant d’un « deux » qui nous fait souvent prendre des vessies pour des lanternes et comprend ainsi une orientation d’un trop de sens interprétatif. La triplicité de ces trois dimensions (R.S.I) serait leurréel.


Triplicité


La difficulté de se représenter la propriété d’équivalence des trois dimensions provient sûrement du passage de la diversification des consistances R.S.I à leur homogénéisation. Elles ne sont plus diverses mais versées à nodalité. Elles consistent en ce noeud. Deux formulations de Lacan disent ce tiraillement épistémologique entre la figuration de l’homogène et le subtil maintien d’une différence:


En d’autres termes, il s’agit de justifier, non eux, les termes de cet ordre mais cet ordre d’eux. […] Ce qu’il faut trouver, ce n’est pas la diversité de leur consistance, c‘est cette consistance même, en tant qu’elle ne les diversifie pas, mais seulement qu’elle les noue.


L’effet de nouage renverse l’ordre des registres. Peut-on considérer que la différence pourrait également rompre avec la hiérarchisation des catégories? Lacan nous indique que Pierre Soury, sous la forme d’une petite note qu’il lui a adressée, propose la trouvaille d’une ingénieuse formulation:


Le noeud m’incite à énoncer quelque chose, comme je l’ai déjà dit ici, les homogénéisait: ils ont quelque chose de pareil. Comme le disait Pierre Soury, c’est du pareil au même - c’est de lui - du pareil au même, il y a de la place pour une différence. Mais mettre l’accent sur le pareil, c’est très précisément en quoi consiste l’homogénéisation: la poussée en avant de l’omoios qui n’est pas le même, qui est le pareil.

Pourrait-on alors soutenir que cette trouvaille borroméenne subvertit la notion d’appareil psychique (prise encore dans une représentation mécanique) en un (a)-pas-pareil nouant les trois dimensions? Ainsi, la réalité serait abordé avec le réel de cet a-pas- pareil de nos « plus-de-jouir ». De cette propriété d’équivalence, il en résulte le triplement de chaque registre, « troisé » par les autres catégories. La ternarité du noeud est redoublée par une autre triplicité.


Il nous semble exigible de retrouver dans chacun de cette triplice, cette trinité du Symbolique, de l’Imaginaire et du Réel.


Cette formulation me semble faire plus justement appréhender la manière dont Lacan écrit (décomposition homophonique de « dimension ») ces trois dit- mensions, mentionnant qu’il y a toujours une part de dire en souffrance, de symbolique plus ou moins bien tempéré, qui re-passe dans chaque consistance. Et du reste, Lacan découplera l’acte de symbolisation, du seul registre symbolique (c’est le noeud tout entier, désormais, qui peut se faire lapsus) en décuplant, diffractant cette nomination vers les autres catégories (nomination de l’Imaginaire comme inhibition, nomination du Symbolique à titre de symptôme, nomination du Réel en tant qu’angoisse). Si la triplicité de ce nouage n’a plus lieu, (et c’est peut-être , dans ce cas, le « sens » du passage à l’acte, d’un dénouement suicidaire) le sujet n’a plus d’interstice signifiant ou de marge symbolique, le réel se fait opaque, devient véritablement hors sens au point qu’il ne demeure qu’une équivalence à un reste, à un déchet qui ne passe plus à recyclage ou à sublimation. Dans ce cas extrême, il me semble qu’on touche la limite du hors-sens. Désespoir. Le sujet quitte la scène du monde (hors jeu) sous les espèces de l’immondice. Il s’émonde entièrement et définitivement dans le choc d’un présent qui précipite tout autant ses antécédents que ses perspectives. « J’en ai ma claque, j’en ai plus rien à foutre ». Les trois dimensions ont claqué, ont foutu le camp. Rien ne soutient plus l’image spéculaire, le plus-de-jouir, rien ne sustente, désormais, la fiabilité d’une valeur symbolique ou la mise en jeu sexuelle. Il n’y a plus de rétroaction ou d’anticipation d’un signifiant par rapport à un autre signifiant et l’objet a ne participe plus d’une image écrite dans le trou central mais se fait littéralement trou, délié des autres registres. Ça ne tombe plus sous le sens, mais ça chute. C’est un choc de réel dénoué, détaché par l’insuccès d’un raboutage qui ne l’a pas tamponné avec les deux autres dimensions Symbolique/Imaginaire. Ce geste ultime fait écho à ce que Lacan martèle du réel, emporté par un flux associatif charriant plusieurs interférences de phonèmes sous forme d’allitération.


Le réel, on peut concevoir que c’est l’expulsé du sens, c’est l’impossible comme tel, c’est l’aversion du sens. C’est aussi la version du sens dans l’anti-sens ou l’anté- sens, c’est le choc en retour du verbe en tant que le verbe n’est là que pour ça, un ça qui n’es pas pour rien, s’il rend compte de ce dont il s’agit, à savoir de l’immondice dont le monde s’émonde en principe, si tant est qu’il y a un monde, ça ne veut pas dire qu’il y arrive. L’homme est toujours là. L’existence de l’immonde, à savoir de ce qui n’est pas monde, voilà le réel tout court.

L’ équivoque homophonique que Lacan a pu qualifier de point-noeud de l’énonciation, joue sur la différence entre le même et l’autre (effet de répétition sonorisée) qu’elle fait résonner dans un nouvel entendement. Elle porte l’équivoque au lieu de l’équivalence, suspendant ce nouage à deux et ouvrant la possibilité d’un découplage vers l’intervalle et la respiration du trois. Hegel avait déjà remarqué la force d’une telle opération dialectique. Mais il la rapportait à une vision téléologique de l’Esprit, rabattant et renvoyant ce jeu des contraires à une réalisation eschatologique du concept, dans l’unification ou la synthèse des différences, écrasant par la même la dimension de la disparité.


L’homonyme se repousse de soi-même; et pareillement, les différences sont seulement telles qu’en vérité elles n’en sont pas et se sursument: le non-homonyme s’attire. […] Cette nouvelle loi exprime plutôt le devenir-inégal de l’égal et le devenir égal de l’inégal. […] L’homonyme, la force se décompose en une opposition qui d’abord apparait comme une différence autostante, mais qui, en fait, s’avère n’en être pas une. Car c’est l’homonyme qui se repousse de soi-même et ce repoussé s’attire par conséquent, essentiellement, car c’est la même chose. […] Cette différence de la Chose n’est donc rien d’autre que l’homonymie.


On peut noter que la langue de Hegel participe d’un dynamisme (ce qui fait poussée ou repoussé) et que la réalisation de la Chose s’entend littéralement comme passant par le jeu de forces d’un entendement. Ainsi, par exemple l’imaginaire peut faire intrusion ou immixtion dans le symbolique par des phénomènes d’inhibition où le rapport au savoir est obéré par la relation aux images qui le transmettent. Le symbolique, également, peut se voit parasité par la trame associative de signifiants qui suscitent des sensations d’emprise ou des impressions sensitives de persécution. De même, le signifiant exonérer peut tout autant participer du registre symbolique d’un acquittement de dette (au regard de l’emprise imaginaire d’un autre) que passer par une poussé anale, pulsionnelle où l’on se soulage et se décharge de quelques constipations ou emmerdements.


L’écriture de Nathalie Sarraute met en scène des personnages aux prises avec ce gril imaginaire, cette emmoisation où les paroles sont colorées, barbouillées par des miasmes corrosifs. Le recours à l’interprétation flambe. Pour un oui ou pour un non, les mots sont jetés en l’air ou en pâture comme des lassos qui vous enserrent ou des lanières qui fouettent, ligotent. Ici les vocables ne font pas trou dans la langue, ils enfoncent leurs coups dans la plaie, laissent des cicatrices. Ils font provocation, accablent. Ils n’offrent pas l’espace d’un pacte symbolique apaisant, ils rapportent, au sens animalier du terme, se font prédateurs. Véritable bouillon de culture qui cultive des germes aux liaisons nocives et aux putrides exhalaisons. Ça sue, ça colle comme des ventouses, ça transpire, ça suce comme des sangsues, ça insinue… C’est le monde du « soupçon-noeud » du miroir convexe des réflexions, un univers de vexations et de spéculations où le moindre mot peut faire suspicion.


Tout autre est le monde de Maurice Blanchot qui fait passer, par son écriture, touches par touches, de reprises en reprises, une tonalité de réel en dissonance avec tout rapport couplé. Cet écrivain a toujours mis en question et considérer comme vain cette relation de compréhension qui annexe, étrangle l’autre dans une vision unifiante, d’appropriation, d’identification à soi-même Dans L'entretien infini, il y substitue une autre modalité fondée sur l’étrangeté, l’inconnu d’un non- rapport. À une parole d’un univers dialectique « tendant à l’unité et aidant à accomplir le tout », il propose une parole d’écriture portant une relation d’infinité ouverte sur une présence à la fois simple et étrange. Ce « trois » du neutre, qu’on ne saurait associer à la fadeur d’une neutralisation, s’écarte de toute complémentarité ou complétude du « deux ». Ce rapport dit aussi du « troisième genre » affirmera nudité, la simplicité d’un désir comme mise en jeu de cet impossible. Peut-être est-ce une parole d’écriture dans la mesure où se trace, à travers elle, un effet de bordure du réel, relevant ainsi de l’écriture nodale, comme si le dire touchait cette dit- mension nodale de l’écrit, au sens où il fait passer et entendre ce qui outre-passe le couplage d’un rapport duel. Le grain de son écriture produit comme un frisson topologique.

Dans L’attente, l’oubli, la question du désir entre cet homme et cette femme s’ouvre sur l’horizon de l’énigme et rencontre le rapport à l’impossible à dire. Le régime du semblant est décliné, porté à indécence par des opérations topologiques de pliage (inversion, retournement, interstice…) qui trouent toute réciprocité des consistances et décuplent, démultiplient l’effet réel d’un incommensurable rapport. C’est plutôt le récit d’une « irréciprocité ». Leurs mots tournent autour de cette approche désirante, essayant, sans cesse, de border l’énigme de la chose sexuelle.

Cette trouvaille d’une « parole d’écriture » venue d’un champ littéraire permet peut-être d’entendre ce que Lacan avance concernant l’interprétation dans le champ psychanalytique, soit un dire qui fasse noeud:


L’effet de sens exigible du discours psychanalytique n’est pas imaginaire. Il n’est pas non plus symbolique. Il faut qu’il soit réel.

Dès lors, si on appréhende le réel comme trois, nouant la disparité du couple Imaginaire/Symbolique, la portée d’une interprétation se joue sur un effet de découplage produit dans la triplicité équivalente des trois dit-mensions (un signifiant ne saurait se signifier lui-même). L’équivoque peut rompre la correspondance bi-univoque qui enchaîne deux signifiants supportés par deux consistances (un signifiant ne fait pas chaîne avec un autre signifiant). Elle troue cet enchaînement par un effet de résonance nodale autour de divers trous noués entre eux (trou du symbolique, image corporelle trouée par l’objet a et de ces orifices, trou du non-rapport). Il s’agirait, ainsi, de porter le système binaire du langage, le couplage des signifiants à la lalangue de la triplicité.

Réel et énergétique


Triples apparaîtraient donc les propriétés du noeud borroméen:


1/ Si l’une des trois dimensions R.S.I. est rompu, c’est tout le noeud qui s’exfolie. Effet nodal que Lacan qualifie de « coulpabilité » liée à ces coupures (faute, lapsus du noeud).

2/ Il y a homogénéisation de ces trois registres, de l’un à l’autre


3/ Cette équivalence entre les trois catégories se redouble d’une triplicité de chaque « dit-mension » qui vaut, intrinsèquement, pour chacune d’elle.


Il me semble, donc, que la mise à plat de cette topologie borroméenne va dans le sens d’un réel posé comme trois, voire triple et non comme troisième. S’il n’est plus localisé circonscrit dans un nouage, mais détaché, isolé, alors, il devient catastrophique et tombe dans le hors sens.

Sommes-nous, à la fin de cette lecture du « réel » comme trois, (qui vaut comme possible réponse à la demande de Lacan de lui renvoyer comment s’entend cette notion), en mesure de lever le suspens sur ce qu’il nomme «son symptôme» ? Une citation qui prend la forme d’une confidence voire d’un aveu, pourrait lui permette de conjecturer son hypothèse:


Je peux penser que le réel est en suspens, si l’on peut dire. Il peut être ce que à quoi, je l’ai réduit, sous forme de question, à savoir qu’à n’être qu’une réponse à l’élucubration de Freud, dont on peut tout de même dire, qu’elle répugne à l’énergétique, qu’elle est tout à fait en l’air au regard de cette énergétique. La seule conception qui puisse suppléer à cette énergétique, c’est celle que j’ai énoncée avec ce terme de réel.


Dans ce passage, Lacan donne une interprétation du réel comme « suspens » entre le trou du symbolique qui évide les rapports imaginaires de couplage (aliénation, inscription dans l’Autre, identifications parentales, sexuées, brouillages des filiations) jusqu’au point où ce détachement (dégagement d’une assignation à un plus-de-jouir) débouche sur son non-sens, l’absence de garantie (mais est-ce le non-lieu d’une inexistence ou le lieu d’un Autre barré?) de tout Autre transcendant. Finitude qui expose, par là même, au risque du désir. Là est peut-être le suspens d’une analyse dans l’incertitude et l’énigme d’une possible mutation. Ainsi, on peut également entendre que l’interprétation peut opérer en produisant un « suspens » dans l’énonciation de l’analysant (geste d’humilité qui se penche vers ce qui n’est pas compris dans ce qui se dit) et en suspendant le Un d’un signifié enchaîné à son énoncé.

L’énergétique freudienne est évacuée, congédiée au nom du refus de la mesure, ce qui se mesure: le rejet d’une « constante numérique qu’il faut au physicien trouver dans ses calculs pour pouvoir travailler. Sans cette constance qui n’est plus rien de plus qu’une combinaison de calcul, plus de physique». C’est faire fi des relations d’incertitude (principe d’Heisenberg ou d’indétermination) qui caractérisent la physique quantique. Certes, l’inconstance du rapport sexuel et les aléas de la jouissance (s’écartant d’un plaisir de moindre tension) ne permettent pas d’écrire une relation d’équivalence, d’établir une quelconque identité des appartenances sexuées, mais est-ce que, sous prétexte qu’il ne s’agit pas de constance, cela exclurait toute énergie au point de faire du trou, du creux de ce rapport, un non-sens, une négativité, laissant tomber l’intensité dégagée par les orifices, les zones pulsionnelles et le rythme des organes mis en jeu? Il est tout de même savoureux de constater que Lacan détournera l’équivalence énergétique supposée établir une conversion d’identité par l’équivalence borroméenne des trois dimensions produisant l’énergie cinétique d’un tiraillement.

Ce n’est pas parce qu’un barrage fait décor dans le paysage que c’est naturel, l’énergie. Elle suppose qu’on en passe donc par le calcul de son chiffrage. En revanche, pour Lacan, la jouissance serait tourbillon incalculable. Mais peut-on supposer qu’un certain déchiffrage dans son passage au savoir peut la faire virer à la force du désir ?

Si le réel, en tant que trois, troue tout rapport de couplage imaginaire, ce trou ne me paraît pas simplement négativité (« il n’y a pas…) mais force qui, justement en tant qu’énigme incommensurable, peut décupler l’intensité du désir.

Jean Louis Sous



L’insulte comme réponse du réel.


Si de nos jours, le sujet a d’autant plus recours à l’insulte c’est parce que le voile du semblant s’est usé et que le pouvoir du symbolique s’est affaibli. Elle semble plus présente dans tous les discours Il s’agira de montrer la vraie nature de l’insulte, car elle n’est pas du domaine de la violence. Je m’aperçois de la nécessité d’un retour à Freud, m’appuyant sur Lacan et surtout de ma pratique en cabinet, en institution et dans mes rencontres avec les partenaires d’autres disciplines.


La crise de rage et l’insulte d’Ernst



« Ce petit-là deviendra ou bien un grand homme ou bien un criminel » dit le père de L’homme aux rats, célèbre patient de Freud, lorsque son fils Ernst dans une crise de rage terrible lui dit « Toi lampe, toi serviette, toi assiette… » ce que Freud considère comme une injure. Freud note que le père oublie la voie de la névrose, comme autre voie possible, soit la voie du symptôme que confirmera l’évolution du fils qui, par « crainte de la violence de sa rage » à l’égard du père, était devenu lâche.

Ernst âgé de 4 ans venait de recevoir de son père une correction pour avoir mordu sa bonne d’enfant. Freud précise dans cet « exemple colossalement exemplaire » que l’acte de morsure portait déjà en lui la marque de la violence. « Ne savons-nous pas qu’aux confins où la parole se démet, commence le domaine de la violence, et qu’elle y règne déjà, même sans qu’on l’y provoque. »

Lacan ne veut pas qu’on réduise l’injure à « l’invective de la guerre » et qu’on ne perde pas « la dimension d’injure d’où s’origine la métaphore ». C’est une façon pour l’enfant de mobiliser dans sa rage « la kyrielle de substantifs » et ainsi de faire déchoir le Père au rang de simple statut des objets domestiques qu’il a dans son champ de vision aussi bien que de le détruire.

A propos de ce qu’il nomme « ce sacrilège verbal », Lacan n’hésite pas à évoquer le blasphème, faisant ainsi déchoir un signifiant éminent, signifiant suprême qui s’appelle le père ou aussi bien Dieu qui ont un rapport avec la création signifiante, au rang d’objet. Identifiant ainsi en quelque sorte « le logos à son effet métonymique », le blasphème le « fait tomber d’un cran. » C'est ce que précise Lacan dans ce séminaire dans les séminaire Les psychoses « il s’agit bien de métonymie. »

Ainsi l’insulte, comme urgence première, nécessite de trouver des inventions, comme modalités de réponse, en raison du danger qu’elle fait courir au dialogue car en attaquant la racine même de la langue, et en prétendant dire sa vérité à l’autre, elle le réduit à néant ou à un « tu es cela » qui vient perturber de plus en plus le vivre ensemble.


Dans ce « Toi serviette... », Lacan indique la « véritable collision et collusion du Toi essentiel de l’Autre avec cet effet déchu de l’introduction du signifiant dans le monde humain qui s’appelle un objet, et spécialement un objet inerte, objet d’échange, d’équivalence ». Il s’agit bien de « faire descendre l’Autre au rang d’objet, et de le détruire. »

« Le surgissement hors de notre voix, de ce Toi ! qui peut nous venir aux lèvres dans tel moment de désarroi, de détresse, de surprise, en présence de quelque chose que je n’appellerai pas en toute hâte la mort, mais assurément un autrui, pour nous privilégié autour de quoi tournent nos préoccupations majeures, et qui n’est pas pour autant sans nous embarrasser ? »

Il y a en ce Toi « la tentation d’apprivoiser l’Autre, l’Autre préhistorique, l’Autre inoubliable qui risque tout d’un coup de nous surprendre et de nous précipiter du haut de son apparition. Toi contient je ne sais quelle défense » Au moment où il est prononcé, C’est tout entier dans ce Toi, ainsi prononcé que réside « ce qui peut nous arriver quand quelque ordre nous vient de l’au-delà de l’appareil où grouille ce qui avec nous a affaire au das Ding. »


L’insulte comme être du dialogue, le premier mot comme le dernier


Si les insultes peuvent mettre en colère, il faut plutôt prendre la colère comme un affect dont il y a lieu de parler. Lacan écrit « ... l'insulte, si elle s'avère par l'έπος être du dialogue le premier mot comme le dernier (conféromere), le jugement de même, jusqu'au “dernier”, reste fantasme, et pour le dire, ne touche au réel qu’à perdre toute signification. »

L’insulte touche donc au réel mais d’abord au réel de celui qui la profère, c’est une issue pour lui, comme nous le démontre Ernst. C’est pour cela que nous devons engager le dialogue là où le chaos produit par l’insulte risque de réactiver la violence dont elle incarne paradoxalement dans le verbe une issue, comme acte de parole.

C’est ça en effet le début de L’Iliade d’Homère : ça commence par des insultes. “Ivrogne, regard de chien, cœur de serf, roi qui dévore ton peuple…” Et quand L’Iliade se clôt dans la mort d’Hector – cette mort qui est due au fait qu’Hector est revenu au combat – qu’est-ce qu’Achille a pour Hector sinon encore des insultes : “Être inoubliable” et il finit en lui disant : “insensé chien” ». La thèse de Lacan est simple : quand quelqu’un vaut la peine d’être insulté, c’est exactement la même chose que quand quelqu’un vaut la peine d’être loué, tout en précisant qu’il faut faire de son nom propre un nom commun. C’est le point où l’insulte et l’éloge se conjuguent. Chirac et Sarkozy


L’insulte comme réponse du réel et départ de la grande poésie


Pour Lacan l’insulte est le départ de la grande poésie, et n’a rien avoir avec l’agressivité. « Il y a un certain nombre de fonctions qui se produisent du fait que l’homme habite le langage et que […] le départ, n’est-ce pas, de la grande poésie, enfin […] ce rapport fondamental qui s’établit par le langage et qu’il ne faut tout de même pas méconnaître : c’est l’insulte. L’insulte, ce n’est pas l’agressivité, l’insulte c’est tout autre chose, l’insulte c’est grandiose, c’est la base des rapports humains, n’est-ce pas […] comme le disait Homère […]. Vous verrez que chacun prend son statut des insultes qu’il reçoit. […] Non, les êtres humains vivent dans le langage, et le langage, c’est fait pour ça ». Cf Lacan référence texte Walser

Pour lui « L’injure annihilante est un point culminant, c’est un des pics de l’acte de la parole. La décomposition de la fonction du langage. » Peut-être doit-on y voir ce que Lacan dira à son TDE : au commencement était l’Acte, et non plus le verbe. Émile Benveniste précise dans son texte La blasphémie et l'euphémie , qu’il y a au fondement du parlêtre « cette dimension de l'insulte qui trouve son fondement dans le juron ». cf p 4/5 Avec sa forme exclamative typique, bien que ne s'inscrivant dans aucune forme de communication, ne s'adressant à nul autre, le blasphème et le juron ne sont pas étrangers à une dimension du sujet.

Si l’injure vise le paradoxe fondamental de la langue de ne pouvoir dire le trou dans le réel créé par le langage, nous proposons de nommer l’insulte comme provocation langagière, du latin provocare, soit appeler la langue à en dire plus. Aujourd’hui, le sujet a d’autant plus recours à l’insulte, pour tenter de nommer et limiter la jouissance que le voile du semblant s’est usé et le pouvoir du symbolique affaibli. Il ne faut pas s’étonner, si à notre époque de la modernité ironique, qui met en question le rapport au savoir qui vient de l’Autre, le savoir se trouve attaqué à sa racine même. Ce que précise Lacan dans sa réponse à De Certeau « la cicatrice de l’évaporation du père. »

Cela met en doute, voire en échec, la transmission du symbolique et le lien de l’insertion du sujet dans le langage, dans la langue articulée, en est fortement perturbé. C’est ce qui est plus particulièrement évident au moment de l’adolescence, où il s’agit de trouver une langue, capable de traduire les nouvelles sensations immédiates et inédites qui apparaissent.

Ainsi l’insulte tout comme la poésie est aussi bien la parole en acte qui jouit de lalangue libre et déchaînée. C’est ce révèle Rimbaud, « je m’encrapule dans la langue ou je fouaille la langue avec frénésie », mais aussi bien certains textes de Rap.

L’insulte vise comme tel ce qui est imprononçable, ce qui de l’être ne peut se dire, soit la jouissance du vivant ; l’insulte vient comme la réponse du réel à ce qui de la langue est forclos du symbolique. Pour celui qui la profère, elle est une façon de traiter, dans l’urgence, le réel intrusif de l’Autre, que ce réel se manifeste sur le mode de l’en-trop – l’insulte tente alors d’opérer une séparation de cet en-trop – ou sur le mode de l’en-moins lors de la rencontre d’un trou dans le savoir ou d’un laisser-tomber. Ce trop ou ce trou embarrasse le sujet et l’insulte surgit dans l’urgence comme réponse du réel. C’est une tentative pour dire la Chose même, « pour tenter de la cerner comme objet a, et ainsi d’isoler, de transpercer l’Autre dans son être-là, dans son Dasein, dans la merde qu’il est ». De nombreux adolescents se trouvent dans une situation d’urgence subjective en raison d’une précarité symbolique souvent liée à « l’évaporation du père », à la forclusion du Nom-du-Père . Ils se vivent souvent comme êtres humiliés, ne disposant pas du « secours d’un discours établi » qui puisse leur offrir alors un point d’où attraper le sentiment d’exister pour l’Autre. L’énoncé venu de l’Autre peut devenir humiliant, dégradant et les précipiter vers l’émission de l’insulte pour se défendre du réel menaçant que contient cet énoncé. Ils se sentent agressés et pour se défendre se précipitent dans l’émission de l’insulte qui leur prend la tête, les embrouille.


Lucie


Lucie déclenche une colère et insulte sa professeure, après le « Sors ! » énoncé par celle-ci, qu’elle n’a pas entendu dans le symbolique mais qu’elle a pris comme insulte qui vise son être indicible comme être de chien. « Elle m’a traitée comme un chien ». Lucie absente d’un cours de français, pour des raisons familiales n’avait pas pensé à demander à une de ses camarades ce qu’il fallait préparer pour le cours suivant. La professeure lui ayant fait la remarque, Lucie marque un temps d’énervement car la prof sait très bien que c’était pour garder sa petite sœur malade, son père alcoolique en étant incapable.

C’est le ton de la voix qui dit « Sors ! », qui fait que Lucie pense qu’on la traite comme si elle était un chien. Elle s’entend penser ça dans sa tête « tu es un chien » et c’est ce qu’elle explique : « Elle m’a traitée comme un chien. » Lucie s’entend être réduite à Tu es cela : un chien. Précisons que ce n’est pas une hallucination auditive car l’insulte chien ne surgit pas dans le réel. Lucie fait un usage précis du signifiant sors ! La façon de dire « Sors ! » contient une prédication possible sur l’être de l’élève. C’est l’objet a comme voix qui vient la persécuter de façon intrusive comme un en-trop de jouissance dont elle ne peut se séparer sauf par l’insulte. Lorsque le principal du collège reçoit Lucie pour reparler de cette délicate situation, il lui dit un peu énervé, qu’elle a réagi comme une adolescente de banlieue, elle réplique alors de façon très vive qu’elle se sent de nouveau insultée. Cette expression référentielle et prédicative tombe pour beaucoup d’adolescents comme une insulte.

Certains cherchent à faire surgir de l’Autre leur nom d’insulté pour pouvoir, de façon inversée, en jouir. Ainsi les traiter de « racailles » ou de « sauvageons » auxquels certains s’identifient ne fait qu’aggraver le fait. Cela justifie pour certains qu’ils ont raison de penser et de dire qu’on les a provoqués ou insultés, alors que c’est très souvent eux qui manient l’insulte ou la conduite irrespectueuse. Certains adolescents de banlieue – que j’ai nommé adolescents du réel - ne sont pas protégés et ne se sentent pas à l’abri de leur nom d’insulte par leur nom propre ou par leur Nom-du-Père, en raison d’une précarité symbolique.


Louis Aragon


Aragon relate dans son livre Pour expliquer ce que j’étais un souvenir tout à fait précis qui lui a laissé une trace ineffaçable. Un soir où il rentrait tardivement, il trouve sa mère couchée qui lisait en l’attendant « diverses publications à quatre et six sous, du genre qu’on dit populaire, des petits romans de la plus lugubre qualité […], j’eus la malencontreuse idée de dire à ma mère… Comment tu lis ces idioties-là, maintenant ? » À quoi elle rétorqua « Ces idioties-là sont l’œuvre d’un brave garçon, qui gagne sa vie avec, et qui te vaut, toi et ce que tu écris, mille fois… ».

Aragon ne devait jamais oublier la réponse de sa mère, surtout le ton de celle-ci, par lequel il dit s’être senti insulté et en retour avoir eu envie de l’insulter. « Rien ne peut rendre comme cela était dit. Ni que cela me fut et m’est cuisant, même aujourd’hui encore, après vingt et quelques années. » Dans « ce qui te vaut Toi ! » véritable point d’impact sur son corps, Aragon se sent évalué et réduit dans la parole de sa mère, à un Tu es cela qui ne vaut pas grand-chose. La rencontre de ce dire de sa mère fut vécu par lui dès la première minute comme un reproche de n’être qu’une merde, qui lui « fut si atrocement sensible »

« Tu es cela » est ce que le sujet rencontre aussi à la fin de l’analyse, jusqu’à la limite extatique du langage, coloration plutôt dépréciative de cette assertion, à charge pour l’analyste de faire de cette dépréciation même le principe d’une louange.


Maud


Maud a 14 ans quand elle revient me parler. Elle m’explique la logique de la chose qui la fait insulter son père en le traitant d’imbécile. « Il me dit imbécile et moi quand je le lui dis aussi il me dit « ça ne va pas non !! » Pourtant ça devrait être donnant-donnant. » En fait, ce qui la choque, c’est qu’il traite aussi son chat d’imbécile. Voilà de fait ce qui est le plus insupportable : « Ça ne va pas je ne suis pas un chat quand même ». Ce qu’elle questionne là, c’est le désir de son père. Adoptée, son être d’objet comportera toujours dans le réel la forclusion du désir de l’Autre qui l’a mise au monde. Aussi ne supporte-t-elle pas d’être produite comme un chat sans le désir de l’Autre. Le simple mot, « imbécile ! », proféré par le père au chat, indexe sa condition d’objet abandonné qui rejaillit dans la part indicible de la langue. « Imbécile ! » marque la jeune fille au fer rouge de la différence et a le pouvoir de la renvoyer à une condition d’objet.

Le père se doit de participer à son éducation en prenant soin de la parole qu’il lui adresse, elle qui présente la singularité de vivre parfois comme un handicap le fait de ne pas avoir pu grandir avec ses parents géniteurs. Elle a été adoptée, comme elle le dira, par « une maman à l’envers ». Elle démontre très bien que l’institution qui l’accueille, qui devient son lieu de vie, de soin, d’éducation est surtout celle de la langue qu’on lui offre avec des mots précis. C’est là sa maison. Elle y est distinguée comme la petite étrangère adoptée et, qu’elle le veuille ou non, elle portera toujours cette marque qui la singularise. Dans ce lieu, ce lieu de la langue, il suffit d’un rien, d’un simple mot, par exemple « imbécile ! », pour qu’elle se sente rejetée du logis logos.

Lacan le dit « au lieu où l’objet indicible est rejeté dans le réel, un mot se fait entendre ». Ce mot surgit dans l’urgence, à la place de ce qui n’a pas de nom, mais ne suit pas l’intention du sujet, s’en détache de lui sur le mode de la réplique surgissant comme insulte. Lucie, chien ; Aragon, merde ; Maud, imbécile.

Pour ces sujets, l’insulte s’entend comme venant du réel, comme venant à la place du signifiant du NDP. Ainsi pour eux à la place, « c’est souvent un trou qui parle, et qui du coup a des effets sur le tout du signifiant ».

Comme le dit Lacan, « un trou qui n’a pas besoin d’être ineffable pour être panique. » Et c’est d’ailleurs de là que surgit la situation urgente à traiter : soit la panique engendrée par le déchainement du signifiant tout seul qui se met à injurier. Là où il n’y a plus de mot pour dire, au-delà des ressources du langage, le sujet rencontre la part de son être indicible, et c’est là où peut surgir un mot que l’on détache pour épingler le réel. L’insulte, comme signifiant tout seul, puis signifiant porteur d’un sens, véhicule un certain savoir qui permet de se séparer de l’objet en trop de jouissance hors sens incluse dans l’insulte.


Usage de l’insulte et invention d’un lieu pour ouvrir le dialogue


Pour entendre cet usage absolument singulier que chaque enfant peut faire du langage, nous devons savoir offrir notre présence silencieuse d’homme ou de femme : il est essentiel de savoir se taire, pour laisser une place à la parole. Dans les lieux de vie de l’école, de soins ou d’éducation, nous avons la responsabilité d’offrir la possibilité que de l’insulte soit fait usage.Cela peut se faire, au un par un dans une conversation individuelle ou dans une conversation à plusieurs. Il s’agit d’offrir la possible séparation de cette valeur de jouissance nocive incluse dans le mot dit par celui qui insulte ou par celui qui la reçoit. Car il s’agit là de ce qui ravage l’être. Il est possible de faire entendre à l’insulteur que celui qui est visé dans son insulte n’est pas forcément l’autre, mais plutôt l’autre indicible qui est en lui.

Ainsi, ouvrir un espace de dialogue, un lieu pour la parole ambiguë, pour l’équivoque, pour la fonction poétique de la parole car l’insulte a à voir avec la poésie de l’être. L’enjeu est de créer des lieux pour que dans la parole existe « un rapport fondé à la liberté » comme dans le cadre de la séance analytique qui offre l’association dite libre, celle de dire tout ce qui vient à l’esprit. Là, d‘une clinique de la parole se déduit, ce qu’il y a de plus singulier pour un sujet. Dans la perspective d’un don de parole, là où « ça ne parle pas », permettre à l’enfant de loger, d’une autre façon, la satisfaction obscure de son symptôme, lieu d’élaboration d’une réponse à partir du pari qu’il fait en entrant en conversation avec un analyste. C’est le lieu d’un savoir inédit, véhiculé par la langue ambigüe – langue qui évoque, voire invoque – qui surgit par surprise et à laquelle la psychanalyse accorde toute sa valeur.


Jean


Jean, 14 ans, est en hôpital de jour. Dès qu’on s’adresse à lui n’importe quel mot peut venir faire insulte pour lui. C’est surtout le signifiant « bébé » qu’il entend quand on s’adresse à lui. Il a la certitude de l’avoir tout le temps avec lui ce signifiant dans sa poche de lalangue. Il l’entend en lui mais comme venant de l’Autre.

Alors, vivant cet énoncé humiliant et dégradant, il se sent agressé et pour se défendre contre le réel menaçant de la voix incluse dans le mot ou la parole de l’Autre, il se précipite dans une rage destructrice et la profération d’insultes « connard, salopard... ».

Dans sa réplique insultante c’est plus son être qui est visé que la volonté d’agresser l’Autre. Ici, l’épithète figé « bébé » que Jean entend, vise à dire ce qui est le propre du sujet qu’il est. Il est le signifiant qui vient épingler l’indicible de son être en tant que a, cible de sa haine et de sa colère parce qu’abject. Et c’est pourquoi la haine et la colère sont pour lui une des voies vers l’être.

L’insulte est liée à un affect, elle survient quand il n’y a plus de mots pour dire, quand on ne peut plus raisonner et qu’on étouffe de colère. Les petites chevilles du signifiant n’arrivent plus à entrer dans les petits trous, c’est alors qu’il se saisit d’un mot qui vient là tenter d’être le signifiant de l’être de l’Autre. L’irascible c’est a comme cible, ce qui affecte c’est la touche du réel, l’état où le signifiant n’arrive pas à résorber l’objet a. L’insulte est alors l’équivalent d’une arme, d’une flèche. C’est à la place de « l’objet indicible » que vient l’insulte comme pour nous dire – l’objet Un-dit-cible – soit un dit tout seul qui vise comme cible l’objet indicible concernant l’être du sujet.


L’invention d’une réplique possible à l’insulte comme départ de la grande poésie


Lacan avait précisé, à Milan, que le départ de la grande poésie, soit « ce rapport fondamental qui s’établit par le langage et qu’il ne faut tout de même pas méconnaître : c’est l’insulte. » Ce n’est pas l’agressivité, il nous incite à la considérer comme au fondement des rapports humains. Prenant appui sur Homère, il la considère comme quelque chose, de l’ordre du « grandiose… »

Jean entre souvent dans des crises de colère au cours desquelles il insulte, casse tout sur son passage ; il ne supporte pas la moindre attente ou frustration.Un jour du Conseil, moment qui réunit pour un temps de conversation tous les adolescents et les membres de l’équipe, très en colère, il traite Daniel l’instituteur de « pédé », ce à quoi ce dernier répond « enchanté, Amédée Pédé » en lui tendant la main pour le saluer. Jean, paraît alors très surpris et rit, ce qui le décale de sa visée initiale.

« Tu es cela » est plutôt dépréciatif, à charge pour celui à qui il paraît adressé, de faire de cette dépréciation même le principe d’une louange. Une autre fois, dans des moments de corps à corps en miroir qu’il cherchait sans cesse, Jean fait un doigt d’honneur à Daniel qui regarde alors en direction du plafond comme s’il croyait que le doigt désignait une direction vers le haut et non une insulte. Ce faisant Daniel permet que surgisse l’urgence nécessaire d’un malentendu, effet apaisant dans un moment où Jean se sentait visé par l’Autre et venait de le traiter de salopard, du fait d’avoir entendu dans le réel « bébé ».

Devant ce savoir-y-faire, Gilles propose à son tour une variété de modalités de réponses aux injures que ne cesse de lui adresser Jean, une réponse avec un mot ou une expression qui soit presque homophonique à la sienne : « Salaud/blaireau ; nique ta mère/ coléoptère ; Pue le caca/ Poil à tata ; Caca au lit/ chocolat au lait ; Caca partout/ Couloucoucou ; Te faire foutre à gauche à droite/ voiture plate ; Fourchette/Braguette ; Femme toute nue/ Même pas vue ; Femme Nichon/cornichon. » C’est une opération introduite par Daniel, reprise par Gilles, que maintenant Jean s’est appropriée et qu’il initie plusieurs fois par jour. Ainsi l’insulte commence à « faire champ » associant d’autres lieux et personnes.


Usage du malentendu


Jean fait un autre usage de l’insulte qui le traverse, usage qui concerne toujours un réel si on considère l’insistance avec laquelle il tient à répéter ce jeu. Dans son texte La blasphémie et l’euphémie, Benveniste montre comment le juron blasphématoire « Nom de Dieu » peut s’adoucir par l’euphémie, soit le terme innocent « nom d’une pipe », ou la création d’un hors-sens lorsque par exemple « je renie Dieu » devient « jarnibleu ! ».

Dans notre pratique, nous veillons à ce que la volonté de jouissance qui pourrait être incluse dans l’urgence de l’insulte, soit détournée de son but par un usage de la sonorité, ou par un traitement de l’urgence du Verbe, qui l’euphémise.

Nous nous orientons dans un travail à plusieurs du champ du malentendu pour traiter ce moment d’urgence en se faisant le malentendu de l’injure : « savoir ne pas savoir entendre » que l’on y serait visé. L’insulte est une provocation langagière, un appel, une urgence du verbe, à ce que la langue en dise plus face à l’objet indicible. Là où métonymie de l’être semble être visé, version blasphémie, faire jouer l’opérateur d’une métaphore possible, version euphémie, tel est notre champ. Jean joue désormais à nous « faire des blagues », à nous induire en erreur. Il dit « la voiture est en panne » puis ajoute avec un grand sourire « non, c'est une blague ». Ces blagues lui servent maintenant à se raviser quand il demande quelque chose qui lui est refusé, il insiste, puis réalisant que c’est impossible, il se rétracte en faisant passer sa demande initiale pour une blague, ajoutant parfois « tu n’as pas d’humour ». Ce quelque chose d’un peu nouveau lui permet de « faire le jeu » devant un autre, mais surtout lui sert à trouver la paix, « à ne penser à rien », au point d’abandonner son agressivité verbale et de s’endormir plusieurs fois sur l’épaule de Gilles, lors de sa joute oratoire avec lui. Un accès retrouvé au sommeil pas-sans poésie.


Insulte et domaine de la violence


Parfois dans l’après-coup nous pouvons saisir ce qui s’est mis en jeu pour un enfant lorsqu’il a rencontré en lui une émergence de la violence, « intention agressive », sous l’angle d’une violence imaginaire, prise dans le piège de la rivalité ou de la frustration. L’enfant peut mettre cette violence en signification, mettre des mots dessus dans le cadre « d’une convention de dialogue ».

Mais parfois la violence n’a rien à voir avec la parole, elle surgit comme un déchirement pulsionnel sans refoulement possible, violence hors symptôme, jouissance mortifère qui peut tout emporter, sans prise possible d’énonciation. Elle apparaît souvent comme effraction, intrusion dans le corps de celui qui l’éprouve, nouée à un fait de jouissance. Freud, dans son Malaise dans la civilisation, en parlait comme « d’une tendance à l’agression » en lien à la pulsion de mort voire pulsion de mort elle-même.

Elias Canetti dans son texte La langue sauvée parle de cette violence qui le poussa à vouloir tuer sa cousine d’un coup de hache, car celle-ci refusait de lui montrer le cahier qu’elle ramenait de l’école à laquelle lui, trop jeune, n’allait pas encore tandis que les lettres déjà le fascinaient. « Maintenant je vais tuer Laurica !! » dit-il alors que le grand-père vint en renfort et lui arracha la hache des mains avant qu’il ne fût trop tard. Le conseil de famille s’interrogea sur l’émergence de violence conduisant le petit garçon à vouloir détruire l’autre. Canetti écrit lui-même qu’on comprit « l’attirance que j’avais pour la lettre et l’écriture », sans comprendre cependant « qu’il devait y avoir en moi quelque chose de très mauvais et dangereux puisque j’étais allé jusqu’à vouloir la tuer ». La solution de la lettre fit bord entre le réel d’une jouissance qui le débordait et le savoir. Elle le mit sur la voie du prix Nobel de littérature qu’il reçut en 1981.


Intention agressive et tendance à l’agression


L’intention agressive, Lacan la situe dans le sens d’un vouloir dire du sujet qui n’arrive pas à se dire à l’Autre dans une dialectique du sens. Elle suppose un sujet qui se manifeste à l’intention d’un Autre. Bien sûr que l’usage de la parole organisée en un discours ne fait pas disparaître la violence ; non, celle-ci se trouve comme métabolisée dans le discours même. L’intention agressive se maintient, et ce qui compte c’est la manière dont une réponse sera trouvée à cette intention. La position de neutralisation de l’agressivité qu’offre le discours analytique permet que l’intention de signification masquée par l’intention agressive surgisse.

Pour Lacan l’intention veut dire que l’agression est déchiffrable comme un acting out à lire comme un symptôme, et que donc, il y a une possibilité d’interprétation. Il s’agit juste de trouver un lieu d’adresse pour cette souffrance incluse dans l’intention agressive, ici le grand père.

Mais Canetti précise bien qu’il y a en lui quelque chose de dangereux, qu’à la suite de Freud, Lacan va nommer « la tendance à l’agression » soit la mise en acte de la violence comme pulsion, non dialectisable. « La violence n’est pas la parole, c’est même exactement le contraire. » Il est important de la distinguer du « terme de l’agressivité ». On peut saisir cette tendance comme relevant du registre de la forclusion du sujet et donc du passage à l’acte. Lacan développe une thèse : l’homme doit assumer son déchirement originel, Hilflosigheist par quoi l’on peut dire qu’à chaque instant, il constitue son monde par son suicide, ce dont Freud a eu l’audace de formuler l’expérience psychique – là où plus tard il parlera de pulsion de mort, voire de jouissance hors-sens. Dans la tendance à l’agression, le sujet est pris par une expérience de vie où il n’est plus un effet de sens, mais rencontre dans le réel quelque chose de fixé dans le corps et qui fait effraction. La tendance est quelque chose de déjà objectivé, quelque chose qui se présente de façon brute et quelque chose sur quoi l’interprétation reste sans effet.

Philippe Lacadée






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