Lorsque Sigmund Freud découvre l’Acropole, il est pris d’un sentiment d’étrangeté qui le fait douter de la réalité de ce qu’il voit. En poursuivant l’analyse de cette impression, il réalisera qu’il s’agit probablement d’un complexe paternel qui lui interdit de dépasser intellectuellement son père, lors de ce voyage hautement culturel: too good to be true, trop beau pour être vrai! Quand Donald Trump perd les élections américaines, il doute du résultat, de la victoire de Joe Biden. Il dément cette réalité en accusant les démocrates de tricherie, en les incriminant de vol du pouvoir, d’usurpation. Pour lui, il est exclu qu’il soit dépassé. La bassesse, l’arnaque, ce sont les autres. Il va même jusque’à tenter de corrompre, perversement, un gouverneur pour qu’il déclare un décompte de voix falsifié. Le virus du démenti (mécanisme du déni de la réalité découvert dans le champ psychanalytique et occasionné par toute épreuve de perte) se nourrit de fake news, de constructions mensongères, de croyances trompeuses, prospérant, se propageant de manière virale sur les réseaux sociaux. Impossible pour Trump de capituler, de reconnaître la castration, la limitation d’une défaite. Trop blessant pour être vrai. Sa toute-puissance ne saurait être entamée. De façon voilée, lors d’un discours pour le moins équivoque et ambigu adressé à ses partisans, il incitera à « marcher » vers le Capitole, insinuera la sédition, le désordre et l’insurrection. Il aura rameuté ses troupes au point que la meute (effet grégaire de foule) aura déferlé, en émeute, sur cette institution suprême de la démocratie américaine. Puis, comble de la duplicité, il en appellera au rétablissement de l’ordre. Peut-être, nous dit Freud, connaissez-vous la célèbre complainte du Maure espagnol Ay de mi Alhama, qui raconte comment le roi Boabdil accueille la nouvelle de la chute de sa ville Alhama qui signifie la fin de son règne. Mais comme il ne veut rien en savoir, il décide de traiter la nouvelle comme non- arrivée, ultime et désespéré geste d’un pouvoir qui lui reste.
Cartas le fueron venidas de que Alhama era ganada
Las cartas echo en en el fuego
y al mensagero mataba.
Les lettres et le messager furent donc brûlés. Violence mortifère d’une politique de la terre brûlée qui dénie la voix, l’écrit, l’ordre symbolique des bulletins de votes. Peut-être peut-on lire dans ces derniers événements extrêmes pour la démocratie américaine, un retournement possible contre la propre imposture de ce président: aura- t-il brûlé ses dernières cartouches, au risque d’une destitution qui achève sa destruction et sa mort politique? Feu Donald Trump?
Déni de réalité
Le roman de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, qui joue sur la bigarrure d’une réalité triviale transfigurée en visions fantastiques et baroques, semble merveilleusement rendre compte de cet art diabolique de transformer ce qui arrive en mirage ou « enchantement ».
Quelque part en Amérique latine, dans le village de Macondo, le seuil critique de la rébellion semble avoir été franchi. Maintenant ça suffit comme ça ! Plusieurs griefs s’accumulent pour alimenter le mécontentement et la révolte des travailleurs. Leurs revendications portent d’abord sur l’insalubrité de leurs habitations : ils sont installés dans des cabanes de fortune et les ingénieurs de la compagnie qui les ont embauchés, au lieu d’aménager des latrines, ont imaginé et aménagé, pour la Noël (superbe cadeau !) une sorte de W.C. portatif pouvant être utilisé par groupe de cinquante personnes. Ça commence à faire chier ! L’humiliation (ici, libidinalement anale) a des limites.
Ensuite, ils sont victimes d’une escroquerie économique puisqu’ils sont payés en « bons » (sorte de monnaie de singe) qui ne peuvent servir qu’à acheter exclusivement de la marchandise (le fameux jambon de Virginie) aux comptoirs de la compagnie. L’argent circule en circuit fermé, il ne sort de l’entreprise que pour y entrer à nouveau par une autre porte. Enfin, leur santé est particulièrement négligée et malmenée : leurs corps sont affectés par la désinvolture méprisante de médecins qui ne pratiquent pas un examen mais les alignent en file indienne pour délivrer à chacun la même pilule, qu’ils soient atteints de paludisme, d’hémorragie ou de constipation.
Dans un premier temps (ils croient encore à une possible négociation) ils remettent un cahier de doléances au grand responsable de la boîte, mais les avocats, avec « leurs figures d’enterrement », mais avec leur habileté retorse à manier le trope de la dénégation, crurent enterrer l’affaire, en prouvant :
1/ que ce Mr. Brown, directeur de la compagnie, n’avait rien à voir avec la compagnie
2/ que c’était en plus un usurpateur qu’ils firent semblant de mettre en prison.
3/ et qu’en réponse à une nouvelle tentative des travailleurs, revenant à la charge, il était, maintenant, bel et bien mort. Un certificat signé par maints consuls d’ambassade authentifiait l’acte du décès
Ce plaidoyer que se plaît à ridiculiser Garcia Marquez, et qui s’appuie sur la surenchère de preuves, se voulant cumulatives, mais qui, en fait, s’annulent, par leurs contradictions, évoque l’argument des trois chaudrons, rapporté par Freud à propos de la défense d’un homme accusé par son voisin de lui avoir rendu un chaudron en mauvais état : « Premièrement, il lui avait rapporté son chaudron intact. Deuxièmement, le chaudron était déjà percé au moment où il l’avait emprunté. Troisièmement, il n’avait jamais emprunté de chaudron à son voisin ».
Où l’on passe, en désespoir de cause d’une possible dénégation des circonstances et de la qualification des faits, à leur pure et simple négation. Les ouvriers (croyant toujours au recours en appel, propre au métalangage juridique où il pourrait toujours y avoir un Autre de l’Autre) portèrent l’affaire devant les tribunaux suprêmes. Et là, le « délire herméneutique » atteint le comble de la supercherie ou le summum du ridicule.
Les illusionnistes du droit prouvèrent que leurs réclamations n’avaient aucune valeur pour la simple et bonne raison que la compagnie bananière (corrompue comme la république du même nom) n’avait pas, n’avait jamais eu, et n’aurait jamais de travailleurs à son service, mais qu’elle recrutait simplement des intérimaires, pour des périodes temporaires. La fable du jambon de Virginie fut ainsi dissipée de même que celle des pilules miraculeuses et des waters de la Nativité.
Et, pour achever l’affaire, un arrêt du tribunal proclama solennellement que « les travailleurs n’existaient pas ». L’escalade de l’argumentation va jusqu’à nier leur existence après avoir dénié les conditions de leur emploi (recrutement occasionnel et non emploi à durée indéterminée). Les travailleurs eurent comme ultime recours, de prouver qu’ils existaient : la grève générale fut décrétée et éclata. La foule se massa devant la gare et le pouvoir menaça de tirer au bout de cinq minutes si tout ce monde ne se dispersait pas. Le délai passé, ce ne fut pas le cas.
— Encore une minute » fit le capitaine, et l’on fera feu.
— Bande de cons, s’écria José Arcadio. On vous fait le cadeau de la minute qui vous manque !
Cette forme d’humour noir n’arrêta pas la détermination de la troupe, et même si cette scène inimaginable, inconcevable de quatorze nids de mitraillettes faisant face à ce milliers de grévistes pouvait apparaître comme une hallucination collective (tout avait l’air d’une opérette), le massacre eut lieu. On tira.
Mais les officiers de la compagnie s’empressèrent de faire savoir que la population avait dû rêver « qu’il ne s’était rien passé, qu’il ne se passe rien et qu’il ne se passera jamais rien dans ce village de Macondo ». C’est un village foncièrement heureux. Ben, voyons, vous avez halluciné !
Le choc avec le « réel » de l’horreur (trop effroyable pour être vrai), entraîne, pour les ouvriers, que la réalité de l’événement soit niée, retranchée, par un sentiment de déréalisation et d’étrangeté. Pour les dirigeants de la compagnie, tout au contraire, le recours à l’effacement de la réalité du massacre, procède d’une manigance politique et relève d’intérêts économiques.
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