La rencontre avec Geneviève Allier, auteur du livre: Clinique psychanalytique avec éthique psychanalytique avait pour enjeu d'interroger la tendance actuelle qui ne considère le langage que sous une approche neuro-cognitive, sans considérer la dimension affective et pulsionnelle de la langue dans sa valeur d'acte illocutoire et performatif.
Freud, dans son ouvrage sur la Conception des aphasies, exclut la une localisation stricte de l'aire du langage et soutient plutôt que, dans la parole ou l'écriture sont convoqués des territoires associatifs. Le mot serait un complexe de représentations (sensorielles, kinesthésiques, motrices, visuelles, auditives, tactiles...). Il est possible que le début de l'enseignement de Lacan, donnant au seul symbolique (le mot est le meurtre de la chose) la primauté de délimiter le champ de la parole et du langage ait contribué à squeezer toutes ces dimensions. De plus, la dominante accordée au père symbolique (pris dans l'acception d'une absence séparatrice de la fusion maternelle) dans la transmission du langage (il peut être aussi porter physiquement cet enfant) au détriment de la mère symbolique (qui, alimente, entoure aussi le nourrisson d'un bain de langage dans la découverte de son corps) , a pu également ravaler la dimension pulsionnelle de la langue
Une citation extraite du texte de Freud sur L'Homme moïse et la religion monothéiste porte déjà les prémisses de cette conception:
"Ce passage de la mère au père caractérise en outre une victoire de la vie de l'esprit sur la vie sensorielle, donc, un progrès de la civilisation, car la maternité est attestée par le témoignage de sens tandis que la paternité est une conjecture, est édifiée sur une déduction et un postulat".
La recomposition de la parenté, selon des alliances gays et lesbiennes, rabat sérieusement les cartes et nous écarte de ces dichotomies trop tranchées entre langage côté paternel et sensorialité, côté maternel.
Plus tard, quand Jacques Lacan énoncera que le signifiant est une substance jouissante et parlera de l'équivalence des trois registres R.S.I (imaginaire, symbolique, réel) il donnera à la lalangue une force et une résonance pulsionnelles.
C'était également une gageure, un exercice de funambule de proposer cette articulation orthophonie/psychanalyse au risque que les analystes lui renvoient: enfin de quoi vous mêlez-vous? Vous empiétez sur notre territoire! et les orthophonistes d'ajouter: restez dans votre couloir, ne faites pas de la psychanalyse appliquée. Ce mélange pourrait ressembler à une poutine québécoise lourde et indigeste, nous dit Geneviève Allier qui nous a proposé, au-delà d'un abord technique qu'elle ne néglige pas, une réflexion sur la place du sujet et du transfert dans cet espace orthophonique.
Ci-joint un résumé de son intervention ainsi que les commentaires de Jacqueline Freluche orthophoniste:
Intervention de Genevieve ALLIER : résumé 11/09/2021
« Si je veux réussir à accompagner un être vers un but précis, je dois le chercher là où il est, et commencer là, justement là. » Kierkegaard
1. Deux situations intrigantes vécues au même moment :
Mathieu, 6 ans, présente un schlintement. Malgré tous les exercices techniques je
n’arrive pas à faire disparaître son trouble articulatoire.
Chloé, 5ans, présente une absence de point d’articulation pour les six fricatives (f/v/s/z/ch/). En dix séances, elle apprend les six points d’articulation et parle à partir de ce moment sans plus aucun trouble articulatoire.
Quels paramètres inconnus interviennent ?
2. Des situations qui m’interrogent, qui me laissent insatisfaite...
Edith 7 ans, pleure beaucoup et a un sigmatisme. Pour lui apprendre la bonne position du s, je dessine des faux idéogrammes chinois pour la déconditionner et lui apprendre la bonne position pour issi et essé...La séance suivante, sa maman me fait cette remarque « ah ! Vous apprenez le chinois à ma fille ». Je suis sidérée.
Claire douée, mais très inhibée, et dysorthographique, accroche beaucoup à la rééducation. Elle progresse très vite. Suite à une de mes réflexions dont je ne me souviens plus, sa maman, au caractère très marqué, rompt du jour au lendemain la prise en charge. Qu’est-ce qui m’a échappé ?
Arthur lit mal. Tout le quartier vient d’apprendre que son père vient d’être arrêté pour des stupéfiants, enterrés dans le jardin. J’évoque le sujet en séance...Je comprendrai mon erreur plus tard.
3. La supervision avec une collègue chez un psychanalyste
Cette supervision de cas, à raison d’une fois par mois, pendant six ans, nous a apporté à ma collègue et à moi-même un éclairage hors norme, les conseils avaient une telle efficacité qu’ils pouvaient paraître « magiques ».
Comprendre que pour la maman d’Edith, très peu intégrée dans le quartier, tout glisse entre le réel, le symbolique et l’imaginaire...Que la relation transférentielle qui s’était créée avec Claire avait insupporté inconsciemment sa maman et combien un conte symbolique aurait été le bienvenu pour illustrer la douloureuse histoire familiale d’Arthur.
Nous apprenions de nos erreurs, sans jugement et nous dénouions ces situations bloquées de façon magique... Cette supervision me permettait de travailler aussi autrement avec des cas complexes comme le cas David.
4.Comment arriver à faire communiquer avec le langage un enfant de 2 ans et demi, qui n’est pas dans la relation, qui ne pousse que des cris non adressés ? Comment l’ouvrir à l’échange ?
Après de nombreuses séances infructueuses, à le suivre en essayant de trouver une brèche, où je puisse me glisser avec un jeu d’échange entre nous deux, c’est finalement en lui imposant un jeu de «la marchande » avec des règles très nettes, (ne pas dépasser son territoire, prendre la nourriture en plastique et donner un sou en échange) que le premier mot sera émis par David : « sou, sou ». Il fera alors comprendre qu’il veut sa maman présente dans le bureau de l’orthophoniste. Cette situation qui durera un an, lui permettra de quitter petit à petit le « perchoir » des genoux de sa maman, pour jouer aux balles de toutes les couleurs, de toutes les grosseurs, de tous les imprimés, jouer à la marchande, en changeant le contenu avec des voitures de couleur et émettre ses premières phrases lors d’un rhume handicapant : « le nez coule ». Le jeu de cache -cache ne le fait pas rire, mais il redemande le jeu en disant « cache ». Au bout d’un an, il acceptera (enfin !) que la maman reste dans la salle d’attente et au bout de quelques séances, qu’elle aille à la pharmacie à côté, lui disant dans son charabia de bien revenir. Après les vacances d’été,un changement net apparaîtra. David s’asseyant spontanément au bureau pour me raconter des évènements. Je crois reconnaître une recette de gâteau, un retour à l’école. Puis, dans un jeu il téléphone avec le téléphone jouet et fait rentrer de la salle d’attente dans le bureau, des personnages imaginaires : Tonton zorze et d’autres. Des personnages absents, imaginaires sont présents...Observer, suivre, proposer et imposer, tirer un fil lentement mais sûrement pendant plus de deux années...
5.Aller au-delà d’une supervision, s’inscrire dans une école de psychanalyse.
Dans la formation de l’école des Forums du champ lacanien, que j’ai suivie pendant six années, c’est la présentation de malades qui m’a le plus appris, le plus formée. A double titre : Tout d’abord : une formation à l’entretien et à l’écoute ciblée. Comment le psychanalyste qui écoutait le (la) jeune anorexique faisait nettement un pas de côté pour écarter de l’entretien tout le blablabla dit sur l’anorexie, pour en arriver nettement mais avec tact à des questions qui puissent l’aider à déblayer le terrain de sa vie souvent chaotique et trouver la direction qu’il lui fallait continuer de creuser. Ces nombreux entretiens suivis, « en direct » ont fait évoluer mes entretiens et notamment ma façon de m’adresser à l’enfant en début de bilan, en cherchantimmédiatement à entrer en relation avec lui en tant que sujet, en évitant les réactions des parents et en ajoutant deux questions fondamentales sur son trouble. « Pourquoi tu viens me voir ? ». Et « est ce que ce trouble t’embête ou finalement pas ? »
Cette remise au centre du sujet me permettrait d’éviter l’enlisement dans les propos « On m’a diagnostiqué dysphasique, j’ai fait des tests et on m’a dit que ... », pour en venir à sa souffrance personnelle, et sa demande.
Ces présentations de malade m’ont permis, aussi par la discussion qui suivait entre les psychanalystes, d’appréhender les différentes structures de personnalité qui se présentaient à nous : des patients avec des névroses hystériques décidées, des psychoses, ou des patients difficiles en un entretien à cerner. J’apprenais à repérer, l’absence de symbolisation, la difficulté du lien à l’autre ...
Si en aucun cas, une orthophoniste qui se forme à la psychanalyse n’est en rien un psychiatre et ne peut en rien poser un diagnostic, la mise en place dans sa tête d’une grille de lecture, lui permet de distinguer la ligne entre névrose et psychose, lui permet de repérer les « petit riens », signes d’alerte. Madame X, se dit timide et ne veut pas de stagiaires, mais c’est en fait une grosse pathologie du lien à l’autre qui l’anime et bien vite, malgré ma bienveillance, elle décrochera de la prise en charge. Monsieur G, veut changer d’horaires car il ne supporte pas le monsieur qui est avec lui dans la salle d’attente...Cette grille permet de ne pas être déstabilisée mais de pouvoir accompagner en séances d’orthophonie ses patients particuliers qui ont unedemande.
Et puis il y a aussi ces enfants qui sont en échec scolaire massif, pour lesquels « le rapport de la lettre est du côté de l’incompréhension, des enfants immobiles dans leur tête, incapables du moindre lien, incapables de mobilité et de réversibilité mentale, incapables d’expérimenter des pistes pour en expérimenter d’autres »1
6. Gael
C’est le cas de Gael, dont les parents ont très vite repéré chez leur fils de 7 ans, des comportements et un langage qui les ont amenés à consulter un psychiatre. Un suivi avec la psychiatre est engagé ainsi qu’à la demande de la psychiatre un suivi orthophonique, tenant compte des difficultés majeurs de Gael. Les tests mettent en évidence : un retard de parole, des résultats très hétérogènes avec une morphosyntaxe peu maîtrisée, un retard phonologique, une absence d’essais et d’erreurs en manipulation, des difficultés en raisonnement, logique et rythme, une logique en histoire séquentielle qui n’est pas la plus fréquemment rencontrée. Comment aborder la lecture, les syllabes complexes, quand les relations entre les mots sont si peu effectives ?
La rééducation d’orthophonie alors, loin de se centrer sur les lettres, va s’axer sur les relations entre les objets, les classements par familles, (couleurs, instruments de musique, véhicules, vêtements etc ; des jeux de devinettes à partir de 20 animaux placés sur la table, puis le jeu du portrait simplifié, avec les catégories (personne, animal, chose) avec des réponses qui sont dans la pièce, puis hors de la pièce. Des mises en relations des éléments...
La prise en charge s’axera parallèlement la deuxième année sur une mise en valeur de lui-même en tant que sujet, en lui demandant de miser à l’avance sur le nombre de réponses positives qu’il va réussir...
La morphosyntaxe et les interrelations entre les mots, (comme par exemple comprendre la forme négative et la forme négative) est très difficile. Ce sont seulement tout ce qui fait appel à des automatismes, qui est compris facilement comme la règle « et / est ». Gael dit : Si je peux remplacer par « plus », j’écris « et », si je peux remplacer par « était » j’écris « est ». Les petits mots (les articles, les pronoms personnels) restent des petits mots comme cette phrase qui peut paraître intrigante sauf pour une orthophoniste avisée « la baleine c’est je ou c’est tu ? ».
Sans attendre des échecs massifs, cet accompagnement pendant trois ans, a été un travail sur le langage au niveau où il posait problème à cet enfant. Ce sont les apports de la théorie des signifiants, qui ont permis de gagner en efficacité et de travailler juste au niveau de ce qui interrogeait Gael.
7. En quoi cette clinique orthophonique présente- t- elle une éthique psychanalytique ?
Cette clinique reprend toutes les règles de l’éthique psychanalytique : faire table rase
de tout savoir, la capacité de créer en soi une place pour l’autre, une écoute avec un
vide « qui ne soit pas colonisé par tous les vides qui hantent notre vie psychique » ,
s’imposer la neutralité, s’imposer la règle du secret absolu vis-à-vis d’un tier, avoirfait une analyse didactique, reconnaître le transfert, établir les règles d’un espace/ temps.
Et plus profondément c’est le désir de l’orthophoniste au-delà du handicap ou des troubles présents, de diminuer chez le patient son assujettissement à l’autre, et en reconnaissant la mise en place du transfert non analysé, de lui donner un espace propre de liberté où ses désirs conscients et inconscients peuvent ‘exprimer.
L’objectif de l’orthophoniste n’a pas changé : aider le sujet à se libérer de son trouble orthophonique, mais le chemin pour y arriver passe par des détours. Il est différent, plus subtil et plus efficace. Maxence 14 ans, après six années d’orthophonie le dit à sa façon : « Chez toi, c’est pas pareil ».
Geneviève ALLIER est venue nous parler de sa pratique et de son livre
Clinique orthophonique avec éthique psychanalytique.
À partir de nombreux cas cliniques, Geneviève Allier nous engage à réfléchir sur la question du sujet, du symbolique, du transfert et de la responsabilité. Vaste programme et notre réflexion commune n’en est qu’une ébauche.
Imprégnée de l’éthique analytique, dans son travail de soins, Geneviève Allier fait le choix d’une attitude « neutre, sans aucune intentionnalité, sans empathie quelconque, apathique. » Ce mot « apathique » a été source d’échanges avec la dimension de l’équivoque du signifiant. L’attitude peut aussi être entendue comme une neutralité bienveillante.
Chaque patient est pris en compte dans sa singularité, sa place en tant que sujet qui a un savoir qui lui est propre, ce qui modifie notre propre place par rapport au savoir. Geneviève Allier s’interroge sur l’installation du transfert et comment repérer que le patient se met au travail.
En séance, la relation qui se construit nécessite l’écoute, l’observation, la prise en compte de la singularité de ce patient. Geneviève Allier y propose aussi des jeux à règles et expose un cas clinique afin de mieux préciser sa pensée : le jeu de la marchande avec des règles imposées à un enfant ; ce jeu, du côté de ce que la langue anglaise nomme le « game » (langue qui différencie play et game). L’espace de sécurité offert à cet enfant lui a permis de se révéler et lui a ouvert cette possibilité de nommer, d’échanger avec l’autre et plus tard de jouer l’absence-présence.
Geneviève Allier nous invite à chaque instant à être attentif à ces petits riens, à ces petits signes très discrets déposés par le patient, où là s’entend quelque chose du sujet qui parle à son insu. Ces petits riens nous font faire des liens avec la théorie, parfois même nous questionne sur la structure sous-jacente du patient venu avec ses symptômes de troubles langagiers. De par notre place et notre formation, aucune interprétation n’est faite.
Suite à la lecture de ce livre, Jean-Louis SOUS nous a fait partager les liens qu’il a fait en revisitant quelques auteurs tels :
-Hegel dans Force et entendement avec les notions de mouvement et de force, la langue comme une force.
-Freud dans Le traité des aphasiques où l’auteur met en question la thèse des localisations des zones du langage. Il y voit plus un jeu de territoires associatifs ; le mot dit, entendu étant plus complexe qu’il n’y paraît car est porteur d’une sensorialité visuelle, olfactive, kinesthésique.
-Damàsio dans L’erreur de Descartes : la raison des émotions. Damàsio soutient que l’erreur de Descartes était la séparation de l’esprit et du corps, de la rationalité et de l’émotion.
Moment de construction ensemble pour penser. Merci à Geneviève Allier de nous avoir fait part de son travail et ses réflexions.
Le 20-09-2021
Jacqueline Freluche
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