Le Monde 27/04/2021 14:53
Dans l’affaire Sarah Halimi, le crime était celui d’un fou, ce qui ne l’empêche pas d’être antisémite.
Face à la polémique déclenchée par la confirmation en cassation de l’irresponsabilité pénale du meurtrier de la sexagénaire, cinq experts psychiatres consultés dans ce dossier justifient leur conclusion, qui « s’imposait », mais « ne revenait pas à occulter la barbarie » de cet acte.
Sur commission d’Anne Ihuellou, magistrate instructrice, nous avons réalisé l’expertise psychiatrique de Kobili Traoré, meurtrier de Sarah Halimi [une sexagénaire juive battue et défenestrée dans la nuit du 3 au 4 avril 2017 à Paris]. Nous avons rencontré celui-ci à plusieurs reprises à l’unité pour malades diciles (UMD) Henri-Colin, où sont internés les malades mentaux dangereux. Comme l’immense majorité des Français, nous avions été choqués par la barbarie de ce crime et nous partageons la douleur de la famille de Sarah Halimi. C’est surtout pour elle, et avec la conscience d’une communauté juive meurtrie par une série de crimes haineux, qu’il nous paraît nécessaire de clarifier les décisions juridiques, pour ne pas ajouter à ce deuil la douleur d’un sentiment d’injustice.
Après ce crime effroyable, nos deux collèges (trois experts par collège), intervenant plus de six mois après l’expertise initiale du docteur Daniel Zagury [en septembre 2017], avons conclu, comme lui, à une bouffée délirante aiguë, ici marquée par l’apparition d’un délire de persécution et de possession de nature satanique. La bouffée délirante constitue un mode d’entrée fréquent dans un trouble schizophrénique. Désormais intitulé « trouble psychotique bref » dans les classiffications internationales, c’est l’un des cas les plus consensuels d’irresponsabilité pénale. Il se caractérise par l’apparition soudaine d’une série de symptômes qui peuvent se cumuler : idées délirantes, hallucinations, discours incohérent, comportement grossièrement désorganisé pendant plus d’un jour et, par définition, moins d’un mois.
Un tueur halluciné
Ce délire aigu engendre des bouleversements émotionnels, des fluctuations thymiques et une note confusionnelle, toutes modifications que nous avons retrouvées dans les auditions de l’entourage de Kobili Traoré. Dans les jours qui ont précédé son passage à l’acte, il était halluciné, soliloquait en répondant à des voix imaginaires, inquiétait tout le monde, y compris ses parents, ses voisins maliens qu’il avait séquestrés et qui avaient appelé la police... Lui-même, persuadé d’être en danger de mort, poursuivi par des démons, était préalablement allé à la mosquée, avait consulté un exorciste, pensait que son beau-père voulait le « marabouter », que l’auxiliaire de vie (d’origine haïtienne) de sa sœur lui appliquait des rituels vaudous...
La problématique était, ici, le rôle possiblement déclencheur du cannabis, dont nous avons vu à quel point il a alimenté les débats, bien que les délires induits par le cannabis soient heureusement très rares. Il est peu probable que cet épisode délirant reste unique, les études longitudinales prouvant que, dans l’immense majorité des cas, il est une forme de début d’une maladie mentale sévère : trouble schizophrénique ou bipolarité. Son évolution pendant les quatre années d’internement en UMD va dans ce sens.
Si nous avons conclu à l’irresponsabilité pénale, tout simplement parce qu’elle s’imposait techniquement, cela ne revenait pas, faut-il le préciser, à occulter la barbarie du passage à l’acte et, moins encore, sa dimension antisémite. C’est en s’enfuyant par le balcon de chez les voisins, alors qu’il se pensait poursuivi par des démons, qu’il est entré dans l’appartement de Sarah Halimi, initialement pour lui demander de l’aide, et que l’enchaînement fatal est survenu. Il était, au moment des faits, en proie à une angoisse psychotique massive, et la vision du chandelier à sept branches a déclenché sa fureur meurtrière. Le crime était celui d’un fou, ce qui ne l’empêche pas d’être antisémite.
L’indignation de l’opinion publique tient, selon nous, à l’idée – fausse – que reconnaître la folie et l’irresponsabilité pénale du meurtrier reviendrait à nier la dimension antisémite de son acte. Il faut, à ce sujet, rappeler que l’arrêt de la chambre de l’instruction a retenu à la fois la culpabilité de Kobili Traoré et la dimension antisémite de son crime, tout en concluant à son irresponsabilité pénale.
Tout comme nous, le Dr Daniel Zagury a conclu à une bouffée délirante aiguë. Mais, considérant que la consommation de cannabis avait été délibérée et volontaire, il a estimé que le sujet avait contribué à l’apparition de son trouble mental et ne pouvait donc être exonéré de sa responsabilité. Il retenait donc une altération (et non une abolition) du discernement et du contrôle de ses actes au sens de l’alinéa 2 de l’article 122 du code pénal. Cette altération peut entraîner une diminution de peine significative.
Or, à la différence de l’absorption massive d’alcool, qui a un effet désinhibiteur et altère le comportement chez l’immense majorité des sujets, les effets « psychotisants » du cannabis sont loin d’être systématiques. Si tel n’était pas le cas, nous assisterions à une épidémie de psychoses, puisque de 25 % à 30 % des personnes de l’âge de Kobili Traoré en consomment, selon l’Observatoire français des drogues et de la toxicomanie. De plus, il est impossible de déterminer avec certitude la cause d’une bouffée délirante. S’il est vrai que Kobili Traoré consommait régulièrement du cannabis depuis l’âge de 15 ans, celui-ci n’a été qu’un facteur favorisant, parmi d’autres, de son trouble psychotique.
On sait, par exemple, que certains polymorphismes génétiques favorisent l’émergence de troubles psychotiques lors d’une consommation précoce et durable de cannabis. Fruit d’une interaction gène-environnement, le risque de schizophrénie est multiplié par deux avec l’usage précoce et prolongé de cannabis ; il passe donc de 1 % à 2 % en population générale.
Pour autant, l’image du cannabis est, selon nous, dangereusement édulcorée ; elle est celle d’une drogue « douce », dont on vante, même aujourd’hui, les vertus thérapeutiques. Dès lors, comment imaginer qu’un sujet déscolarisé, fumant du cannabis depuis l’âge de 15 ans, sans avoir jamais déliré, sache que le cannabis l’expose au risque de schizophrénie, alors que peu de gens le savent ? Il appartiendrait au législateur, et non à l’expert psychiatre, de faire évoluer la loi si cela lui paraissait nécessaire. Mais la question posée aux experts ne concerne, en l’état du droit, que l’« état mental au moment des faits ». Sur ce point, faut-il le rappeler, les sept experts consultés étaient unanimes. Et le texte de loi sur l’irresponsabilité pénale ne prend pas (pour l’instant) en considération le fait que le trouble psychotique, exonératoire de responsabilité, soit ou non induit par une substance. La Cour de cassation a d’ailleurs considéré qu’aucun élément du dossier ne permettait de démontrer que Kobili Traoré avait conscience des effets psychodysleptiques de cette substance : cette consommation ne faisait donc pas obstacle à ce que soit reconnue son irresponsabilité pénale au moment des faits.
Tout conducteur sait que l’alcool émousse les réflexes, diminue la vigilance et constitue donc un facteur accidentogène. Il peut donc dicilement s’étonner d’être considéré comme responsable lors d’un accident. Le fumeur de cannabis, même s’il n’est pas, comme Kobili Traoré, un délinquant toxicomane, ignore généralement les effets redoutables de ce toxique, dont la banalisation actuelle, dans les médias, dissimule la dangerosité.
On ne juge pas les fous
Nous comprenons que l’absence de procès d’assises puisse choquer, mais avec les réserves suivantes : depuis la loi du 25 février 2008, les familles de victimes d’un malade mental criminel ne sont plus privées du débat comme c’était auparavant le cas, avec le non-lieu prononcé sans audience. Il y en a désormais une, devant la chambre de l’instruction, en cas d’éventuelle irresponsabilité pénale : les débats ne portent alors que sur cette question essentielle. Cette audience a eu lieu le 27 novembre 2019 pour Kobili Traoré ; y assistèrent les parties civiles, les avocats, les experts et même la presse. Les experts furent entendus et ont répondu aux avocats.
A l’issue d’une telle audience, la chambre de l’instruction peut soit renvoyer devant la cour d’assises, si les arguments en faveur de l’irresponsabilité pénale lui paraissent insuffisants, soit rendre un arrêt de déclaration de culpabilité et d’« irresponsabilité pénale pour trouble mental ». Le crime reproché au sujet est alors inscrit à son casier judiciaire, la culpabilité est définitivement établie, même s’il est pénalement irresponsable. Le non-lieu qui révoltait autrefois, à raison, les familles comme l’opinion a bien disparu. Cette évolution législative concilie, au terme d’un débat contradictoire, une reconnaissance de culpabilité et une irresponsabilité pénale. Ce qui est conforme au principe éthique de toutes les démocraties judiciaires, remontant au droit romain, selon lequel les malades mentaux ne peuvent être condamnés. On ne juge pas les fous, c’est ainsi, et c’est l’honneur de la justice comme de la psychiatrie.
Une autre idée fausse, accréditée par la polémique, est que Kobili Traoré serait impuni. Or, s’il n’ira pas en prison, il sera très durablement privé de liberté. Certes, une hospitalisation, même sous contrainte, n’est pas une peine, mais sa durée n’est pas fixée. Le public doit comprendre que les UMD ou les services fermés des hôpitaux psychiatriques sont très sécurisés et qu’une sortie est hautement improbable à moyen terme. Il faudrait pour cela qu’un collège pluridisciplinaire psychiatrique considère que Kobili Traoré ne présente plus de dangerosité psychiatrique et que deux expertises psychiatriques, ordonnées par le juge des libertés désignant des experts extérieurs à l’établissement, soient convergentes. Et que cette décision soit avalisée par le préfet. De sorte que les hospitalisations de malades mentaux criminels sont souvent plus longues que la peine encourue si elle avait été prononcée par une cour d’assises.
Trouble psychotique dû à plusieurs facteurs
Des députés et sénateurs veulent changer la loi pour exclure du champ de l’irresponsabilité pénale les individus ayant consommé des drogues. Une commission se penche actuellement sur la question [à la demande de l’ancienne garde des sceaux Nicole Belloubet, en février 2020]. Elle est complexe, d’autant que toutes les drogues n’ont pas les mêmes effets. Et qu’ils peuvent être immédiats ou retardés. Il conviendrait, en l’occurrence, de différencier, d’une part, l’ivresse cannabique (où la drogue peut avoir un effet précipitant) d’un état psychopathologique très rarement délirant comme nous l’avons vu ; et, d’autre part, le rôle favorisant du cannabis dans le déterminisme multifactoriel d’un trouble psychotique où se mêlent facteurs psychologiques, neurodéveloppementaux, génétiques, sociaux... sans qu’il soit aisé de préciser le poids respectif de ces différents paramètres. Il ne faut toutefois pas méconnaître la nature même de la maladie mentale, qui pousse les trois quarts des sujets souffrant de troubles psychotiques à consommer des toxiques, même s’ils sont informés de leur dangerosité, ou encore à interrompre des traitements qui leur sont indispensables. Comment le législateur intégrerait-il toutes ces éléments ?
Pour conclure, les sept psychiatres experts de ce dossier ont diagnostiqué une bouffée délirante. Le raisonnement médico-légal de nos deux collèges s’est orienté vers l’abolition du discernement, non seulement en raison de l’état psychotique aigu de l’individu concerné, mais surtout parce que le système motivationnel de l’acte était infitré en quasi-totalité par les éléments délirants. Dans le cadre législatif actuel, le parquet général de la cour d’appel de Paris s’est légitimement tourné vers la chambre de l’instruction, qui a conclu à l’irresponsabilité pénale. Puis la Cour de cassation, le 14 avril, a confirmé la cohérence de la procédure judiciaire, renvoyant la question de la prise en compte du facteur toxique à une éventuelle modification de la loi. Souhaitons, quoi qu’il en soit, que la loi saura préserver ce qui, depuis le droit romain, fait que seul un homme disposant de son libre arbitre puisse être jugé.
Paul Bensussan, médecin psychiatre libéral, expert à la cour d’appel de Versailles, agréé par la Cour de cassation et par la Cour pénale internationale ; Roland Coutanceau, médecin psychiatre, praticien hospitalier, expert à la cour d’appel de Paris ; Julien-Daniel Guel#,
médecin, professeur de psychiatrie, expert à la cour d’appel de Paris ; Jean-Charles Pascal,
médecin psychiatre, expert à la cour d’appel de Versailles ; Frédéric Rouillon, médecin psychiatre, professeur de psychiatrie, praticien hospitalier à temps partiel à l’hôpital Sainte- Anne à Paris
Le Monde 27/04/2021 14:54
Le meurtrier s'est dit "possédé"et il le fut sans doute par un imaginaire qu'il n'a pas inventé"
Brigitte Stora
Dans l’affaire Sarah Halimi, la justice semble s’être abritée derrière les experts psychiatriques, eux-mêmes retranchés derrière leur expertise, dans une série de désengagements successifs aboutissant à un naufrage collectif, déplore l’autrice et essayiste.
Le procès de l’assassin de Sarah Halimi n’aura pas lieu. La Cour de cassation a con!rmé l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré. Par cette étonnante et troublante décision, le droit requis par et pour la justice l’aurait-il, dans le même temps, suspendue ? Entre l’horreur du meurtre et des tortures infligées à Sarah Halimi [une sexagénaire juive battue et défenestrée dans la nuit du 3 au 4 avril 2017 à Paris], et le refus du jugementde son assassin, il y a comme un gouffre qui s’ouvre. Un abîme propice au chagrin et à la colère légitimes, mais aussi, hélas, à la rage, aux raccourcis, voire aux thèses complotistes.
Il faut peut-être rappeler que la justice en France n’est pas antisémite, que les experts ne sont pas au service d’un complot, et que l’on n’a pas délivré un « permis de tuer les juifs ». L’intention scandaleuse, proclamée par certains de plaider l’affaire en Israël, constitue le triste épilogue de ce qui ressemble à un naufrage collectif. Car naufrage il y a. Derrière le refus de juger son auteur, c’est aussi l’un des plus cruels crimes antisémites qui échappera à la mise en examen. L’immense douleur des proches de la victime, l’inquiétude légitime des juifs de France, mais aussi, plus largement, de l’ensemble de nos concitoyens sont ainsi privés de procès. Le caractère symbolique et réparateur que recèle aussi tout procès en assises a été ainsi froidement révoqué. Depuis le meurtre de Sarah Halimi, le 4 avril 2017, jusqu’à aujourd’hui, il semble qu’une série de désengagements se soient succédé. D’abord un silence gêné des médias, qui dura plusieurs semaines, comme si le nom de Sarah Halimi, le même que celui d’Ilan [mort le 13 février 2006 après avoir été enlevé et supplicié par le « gang des barbares »], relevait d’une répétition insupportable.
Comme souvent pour les meurtres de juifs, la « possible » dimension antisémite du crime fut jugée encombrante, lestée d’un « parti pris » et d’une subjectivité suspecte. Puis, lorsque le « fait divers » émergea enfin, c’est la folie supposée de l’assassin qui masqua à nouveau l’horreur du crime et son motif. Il a fallu un long bras de fer de plus de dix mois entre le parquet de Paris et la juge d’instruction pour que la qualification du meurtre comme antisémite soit enfin retenue, un peu comme un lot de consolation accordé aux parties civiles.Toutefois, malgré ce qui apparaît comme une concession, une certaine « résistance » des magistrats s’est poursuivie. Elle fut peut-être renforcée par des interventions aussi inopinées que contre-productives du chef de l’Etat, qui ont raidi des juges drapés à raison dans leur indépendance, mais aussi, et c’est plus troublant, dans une sorte d’« objectivité » souveraine. Toutes les décisions qui ont suivi semblent relever de cette même logique : une forme de désengagement personnel, le choix délibéré du non-choix...
Ainsi, la justice semble s’être abritée derrière les experts psychiatriques, sept au total, eux- mêmes, pour la plupart, retranchés derrière leur expertise... Il ne s’agit pas de récuser les recours dont la justice d’un pays démocratique se dote pour évaluer le degré de responsabilité d’un criminel. Si l’on doit respecter leurs observations au sujet de la bouffée délirante à l’origine du meurtre, il reste une absurdité dans l’explication bancale sur « l’eet non recherché » de la prise de cannabis qui ne laisse pas d’interroger. Car la responsabilité du sujet réside aussi dans la décision de l’abolir.
Or, il semble bien que, à chaque étape, un refus de juger, une mise à distance de tout libre arbitre et de toute volonté du sujet aient abouti à cette étrange conclusion, comme une reconduction de l’éclipse de la responsabilité. Les mots mêmes des juges de la Cour de cassation en témoignent : « L’arrêt (...) admet le caractère antisémite du massacre de madame Halimi. Il l’exonère de toute responsabilité pénale » (mercredi 14 avril 2021, pourvoi 20- 80.135). La place accordée à l’antisémitisme dans ce dossier est de ce point de vue emblématique, car ce motif retenu semble avoir été immédiatement abandonné. Sarah Halimi n’était pourtant pas la première ni la dernière victime d’un crime antisémite dans notre pays. Cette séquence meurtrière historique aurait dû être prise en compte par la justice. Sauf à renvoyer à la solitude ceux qui, depuis longtemps, connaissent le lien entre la folie personnelle et la folie collective. Les meurtres antisémites, tout comme les crimes racistes, sont les signes et les symptômes de maladies sociales qu’il convient, derrière chaque meurtrier, de condamner aussi. Le refus du procès est aussi le refus de cette interrogation collective. Celle qui aurait peut-être permis de confronter une société à ses propres démons.
Prêches hallucinés
Car Kobili Traoré, lui, a évoqué ses démons. Il a lui-même reconnu que la vision d’une Torah et d’un candélabre avait en"ammé sa folie, donnant un visage au « démon » qui le persécutait. Il a massacré sa voisine, qu’il connaissait depuis dix ans, et c’est en prononçant ces mots : « J’ai tué le sheitan [diable en arabe] » qu’il s’en est, semble-t-il, débarrassé en faisant basculer par-dessus le balcon le corps encore en vie de Sarah Halimi. Si l’abolition de son discernement a débuté puis s’est terminée par le meurtre de sa voisine, ne doit-on pas, dès lors, interroger le nom même de cette éclipse ? N’est-ce pas aussi cela l’antisémitisme, le passage à l’acte assumé de l’irresponsabilité ?
Il est vrai que la justice ne juge pas les démons, mais elle juge les hommes et les démons qui les habitent. Pourtant, en s’épargnant le jugement de ce crime, c’est aussi le démon de l’antisémitisme qui, ici, a fait l’objet d’une occultation. Or, ces démons se promènent en liberté et pas seulement dans certains quartiers ou certaines communautés, ils peuvent « posséder » certains individus, ils l’ont souvent fait dans l’histoire.
Kobili Traoré s’est dit « possédé », et il le fut sans aucun doute, par un imaginaire qu’il n’a pas inventé. Car depuis de nombreux siècles, le discours antisémite a mis les juifs à la place de la domination, de la spoliation, de la dépossession. Et de Céline à Hitler, en passant par Les Protocoles des sages de Sion et autres prêches hallucinés, il n’y a rien de moins « fou » ni de moins singulier que de se croire persécuté par les juifs et de vouloir s’en affranchir. La folie, et l’absence de discernement, de ce discours, qui a déjà beaucoup tué, n’est pas la circonstance atténuante ni la remise en question, mais peut-être bien la signature même du démon antisémite à travers les âges.
L’antisémitisme est sans doute un meurtre de la responsabilité, le lieu du délestage du sujet et de sa dérobade, comme un passage à l’acte de son propre dessaisissement. Cette force cruelle, qui possède et dépossède le sujet, qui tue en s’abolissant, avait été retenue dans cette affaire. On aurait peut-être pu, au moins, l’interroger. La responsabilité ciblée par sa haine aurait dû être convoquée par la justice, parce que c’est sa fonction, et non congédiée...
Brigitte Stora est essayiste, doctorante en psychanalyse. Elle a publié « Que sont mes amis devenus ? - Les juifs, Charlie, puis tous les nôtres » (Editions du bord de l’eau, 2016)
Le Monde 27/04/2021 14:55
La loi doit clarifier la question de la responsabilité pénale en cas de consommation volontaire de toxiques.
Pour sortir de l’impasse démontrée par le meurtre de la sexagénaire,les magistrats Jean-Christophe Muller et David Sénat estiment que le Parlement doit régler l’ambiguïté du droit, relevé par la Cour de cassation, en se saisissant du projet de loi pour la con!ance dans l’institution judiciaire
Par une conjonction de malheurs et d’incompréhensions, le meurtre antisémite de Sarah Halimi illustre la complexification croissante du droit, la tendance à la simpli!cation trompeuse du débat et le paradoxe consistant à constater les impasses d’un système tout en se résignant à l’absence de solution. Rappelons les faits : le 4 avril 2017, Sarah Halimi était agressée sauvagement à son domicile et défenestrée par son agresseur, qui la connaissait, criant qu’il avait « tué le démon » avant de réciter des versets du Coran. Le 19 décembre 2019, la cour d’appel de Paris a rendu une déclaration judiciaire d’irresponsabilité pénale de l’auteur de ces faits. Les conséquences de cette décision sont que la matérialité des faits est établie, dont le mobile antisémite, et que la cour d’assises ne sera pas saisie. En!n, l’auteur a été astreint à une mesure d’hospitalisation d’office (dont désormais des médecins pourront décider de la fin).
Un pourvoi en cassation a été formé contre cette décision par la famille de Sarah Halimi. La Cour de cassation vient, le 14 avril, de rejeter ce pourvoi et donc de con!rmer que, en raison de l’abolition du discernement de l’auteur des faits, il n’y aurait jamais de procès devant une cour d’assises. Un premier expert psychiatre, le docteur Daniel Zagury, avait estimé que la dégradation de l’état psychique de l’auteur trouvait son origine dans sa consommation volontaire et régulière de cannabis, augmentée dans les jours précédant les faits. Il estimait que ses troubles psychiques avaient été induits par la prise consciente, volontaire et régulière de cannabis en grande quantité. Cet expert concluait que sa responsabilité pénale devait donc être retenue, mais en tenant compte du fait que la nature des troubles psychiques avait largement dépassé les effets attendus. Si ces conclusions avaient été suivies, le meurtrier de Sarah Halimi aurait pu être jugé par une cour d’assises, encourant une peine maximale de trente ans de prison du fait de l’altération du discernement (ces faits étant normalement punis de la réclusion criminelle à perpétuité).
Trancher par un jury populaire
Deux autres collèges d’experts sont intervenus. Un premier concluait à l’irresponsabilité pénale ; un des membres de ce collège, le docteur Paul Bensussan, expliquait dans la presse que la dégradation de l’état psychique de l’auteur était déjà amorcée, que sa consommation de cannabis l’avait aggravée mais que l’auteur ne pouvait en mesurer les effets. Un troisième collège d’experts concluait de manière plus ambiguë à l’existence d’une bouffée délirante d’origine exotoxique « orientant plutôt classiquement vers une abolition du discernement ». On le voit, le débat dont les termes étaient posés par un total de sept experts psychiatres non unanimes méritait à tout le moins que la question fût publiquement débattue et tranchée parun jury populaire.
Pensant clore le débat, des commentateurs ont brandi l’étendard d’une prétendue « dérive victimaire » de la société pour justifier cette décision en rappelant qu’en France « on ne juge pas les fous », ce dont il n’a pourtant jamais été question. Mais la posture politiquement chic (stigmatiser la place prétendument excessive de la victime) est parfois préférée à la réflexion. Ce raccourci fait l’économie des questions de fond posées par la Cour de cassation, dans sa décision du 14 avril et des débats qui l’ont précédée, même si elle a renvoyé le sujet au législateur.
Un des principes fondamentaux du droit pénal est que l’existence d’un trouble psychique ou neuropsychique de l’auteur au moment de l’action criminelle a une double conséquence : soit il a entraîné l’abolition totale du discernement et dans ce cas il ne peut y avoir de procès, soit il a entraîné une simple altération du discernement et dans ce cas un procès aura lieu, mais il en sera tenu compte pour minorer la peine encourue. La diculté résulte de ce que la loi ne donne aucune définition précise de ce qu’est un « trouble psychique ou neuropsychique », que l’on qualifiait, avant la réforme du code pénal de 1994, de « démence ». Les progrès de la psychiatrie et des neurosciences ont depuis ouvert des perspectives sur l’origine de l’état de démence. Le point culminant réside dans l’analyse des conséquences psychiques de comportements addictifs (alcool et stupéfiants) de l’auteur de faits criminels. Faut-il tenir compte de l’origine du trouble psychique et considérer que, s’il est la conséquence d’un comportement volontaire de l’auteur des faits, il devrait avoir pour conséquence de retenir sa responsabilité pénale, même atténuée ?
En répondant par la négative, la Cour de cassation a évidemment pris conscience de l’ambiguïté et des problèmes résultant de sa réponse puisque les débats ont fait état de l’étude de nombreuses infractions pour lesquelles la prise de stupé!ants ou d’alcool constitue au contraire une circonstance aggravante. Comment expliquer alors que ce qui vaudrait pour la conduite d’un véhicule ne vaudrait pas pour le meurtre ? Comment expliquer que le trouble psychique ou neuropsychique induit par l’alcool ou les stupéfiants permettrait à l’alcoolique ou au toxicomane psychiquement atteint par sa consommation volontaire d’échapper aux poursuites, alors même qu’il retrouverait un état normal par l’arrêt de ces consommations ?
Préciser le « trouble psychique »
A ces questions la Cour de cassation répond que, en donnant un effet exonératoire au trouble psychique ou neuropsychique, la loi ne distingue pas selon l’origine de ce trouble. Au prix, sociologiquement et moralement élevé, du point final mis à l’affaire Sarah Halimi, la Cour de cassation renvoie donc au législateur la responsabilité de préciser la notion de trouble psychique. On ne sortira donc de cette tragique impasse que si la loi, expression de la volonté générale, précise que la responsabilité pénale de l’auteur ne saurait être écartée lorsque le trouble psychique de l’auteur trouve son origine dans la consommation volontaire de toxiques. Il est temps de franchir ce cap, avant un nouveau crime antisémite ou terroriste, potentiellement soluble dans l’irresponsabilité psychiatrique recherchée et revendiquée par son auteur. La réponse nous paraît devoir aller dans ce sens qui permettrait, par une initiative parlementaire à la faveur de l’examen du projet de loi pour la con!ance dans l’institution judiciaire, de donner du contenu tangible à l’objectif aché du titre de ce texte. Les circonstances sont par ailleurs favorables tant il est vrai que le garde des sceaux, au fil de ses réformes, semble avoir fait siennes les considérations liées à la protection des victimes et de l’ordre social.
Jean-Christophe Muller, avocat général à la cour d’appel de Paris ; David Sénat, avocat général à la cour d’appel de Toulouse.
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